Le monument de Charroux
Nous inaugurons la série des
monographies consacrées aux monuments de la région Aquitaine
- Limousin - Poitou-Charentes avec un édifice exceptionnel …
et fortement mésestimé. Les habitants du Poitou s’extasient
sans doute (et avec raison) devant des monuments tels que la
Maison Carrée de Nîmes ou les Antiques de
Saint-Rémy-de-Provence en ignorant qu’ils ont sous les yeux
un édifice d’envergure comparable. Voire même plus important
que ceux-ci en ce qui concerne l’histoire de leur pays.
C’est en effet un monument qui doit être daté du premier
millénaire, contrairement à ce qui est annoncé dans les
diverses revues l’ayant décrit. C’est ce que nous désirons
montrer ci-dessous. Et ce, bien que, par avance, nous
sachions que nous ne serons pas entendus.
Nous connaissions depuis longtemps
l’existence de cet édifice mais nous n’avons eu l’occasion
de le visiter qu’en janvier 2015 lors d’une courte halte
d’une heure, afin de prendre quelques photographies. Et,
pressés de poursuivre notre route, nous n’avons même pas eu
le temps d’entrer dans le site et de visiter un éventuel
musée.
Néanmoins, ce que nous avons vu nous a semblé
particulièrement intéressant. En particulier les chapiteaux
du rez-de-chaussée de la tour octogonale.
Ceux-ci (images 3 à 14)
présentent des caractéristiques très différentes de celles
repérées dans l’art roman traditionnel (du XIe,
XIIe siècle). S’ils avaient été trouvés dans un
champ et placés dans un musée, une étiquette indiquerait, à
coup sûr : « Chapiteau mérovingien » ou « Chapiteau
wisigothique », ou encore « Chapiteau du IXe
siècle ». Mais certainement pas « Chapiteau roman du XIIe
siècle ».
Quelles sont donc ces caractéristiques différentes de celles
de chapiteaux du XIIe siècle? Ce sont des
chapiteaux à feuillages entrelacés. Il faut comprendre qu’on
connaît bien, aux XIe et au XIIe
siècles, les feuillages. On connaît aussi les entrelacs.
Mais beaucoup plus rarement les deux réunis. Dans les
chapiteaux postérieurs à l’an 1000, l’ordonnance est
régulière. Lorsqu’un chapiteau est à feuillages, c’est le
même type de feuille que l’on trouve sur le chapiteau.
Parfois les feuilles sont disposées sur plusieurs étages. Et
le plus souvent il y a symétrie par rapport au plan
vertical. Il en est de même pour les entrelacs qui, en
général, imitent la vannerie. L’association de feuilles et
d’entrelacs est donc rare et semble ne concerner que les
pampres de vigne. Si ceux-ci sont parfois « habités » par
des animaux, leur disposition générale est régulière.
Rien de tel ici où l’on voit un apparent désordre des
motifs.
Les feuilles ne ressemblent pas à la feuille d’acanthe,
imitation romane de celle des chapiteaux corinthiens.
Passons à une étude plus fine de
certains de ces chapiteaux. Celui de l’image
5 présente, au centre de la partie supérieure
deux feuilles aux tiges dressées qui sortent de deux socles
à allure de podium (ou piédestal) à trois rangées de
marches. Motif surprenant qui semble une lointaine imitation
des caulicoles ornant les chapiteaux corinthiens.
Image 6 : Alors que
dans les chapiteaux précédents les deux pierres
constitutives du chapiteau (on aura l’occasion d’en reparler
plus loin) semblent indépendantes, celles-ci sont en
relation entre elles par les deux lianes verticales. On
retrouve le même lien par lianes entre deux pierres
distinctes dans l’image 7
.
Le chapiteau de l’image 9
présente une variante importante. En effet, la
pierre située en-dessous est tout à fait différente, d’un
point de vue artistique, de celle du dessus. Elle est
décorée d’entrelacs dits « carolingiens ». C’est-à-dire
attribuables aux IXe-Xe siècles. Cette
disposition est surprenante. Serait-elle le résultat du
remplacement d’une pierre ancienne trop dégradée par une
plus récente ?
Image 10 ; représentation de deux lions adossés. Là encore
on voit au dessous du torse d’un lion, une tige de feuillage
sortant d’un piédestal.
Image
11 : Masque de lion crachant des feuillages. On
peut voir à nouveau les tiges de feuilles sortant d’un
piédestal .
Image 12 : Autre
image d’animal, un lion, dont la tête surgit à l’angle du
chapiteau. A gauche, corps de lion.
Image 13 : Détail
du chapiteau précédent. La crinière du lion est en fait un
entrelacs. Ce type d’entrelacs est dit « barbare ». Il est
différent de l’entrelacs « carolingien ». Ce dernier est
régulier. Il couvre des objets, en général plans avec des
figures géométriques simples comme le rectangle. L’entrelacs
« barbare » s’adapte à des formes complexes comme, ici, un
torse de lion. Il s’inspire de l’orfèvrerie.
Il reste aussi à analyser d’autres
chapiteaux comme ceux du premier étage de la tour (image
14). Ils avaient été écartés d’une première analyse
car ils semblaient trop récents. Un petit détail les a «
remis en selle ». Ils sont, en effet, constitués de deux
pierres (ou, si on préfère, le chapiteau a été coupé en deux
parties par le milieu).
Il faut comprendre qu’il s’agit là d’une disposition très
originale que, jusqu’à présent, nous n’avons pas vue
ailleurs. D’une part ce « détail » nous invite à penser que
les chapiteaux des deux étages doivent être contemporains.
Et donc que la construction des deux premiers étages s’est
faite en un seul jet.
D’autre part ce « détail » que l’on retrouve sur tous les
chapiteaux n’en est peut être pas un. Les constructeurs ont
très certainement voulu construire un chapiteau en deux
pièces au lieu d’une. Pourquoi une telle prise de décision ?
Avant de poursuivre notre raisonnement, nous vous invitons à
lire les deux pages suivantes du chapitre « Glossaire
» : Analyse
des chapiteaux et Analyse des impostes. Nous y
exprimons l’idée que les premiers constructeurs du Haut
Moyen-Âge auraient utilisé une seule pierre, l’imposte, pour
supporter un départ d’arc. Alors que ceux qui les ont
succédé auraient utilisé deux pierres, le chapiteau, et,
au-dessus de celui-ci, le tailloir. Nous pensons aussi que
ce remplacement d’une pierre par deux serait une innovation
en lien avec des problèmes de résistance des matériaux :
l’association chapiteau-tailloir serait plus résistante que
la seule imposte (il ne s’agit là que d’une hypothèse qui
devrait être soumise à vérification).
Partant de ce point de vue, qu’en est-il en ce qui concerne
nos chapiteaux de Charroux ? Revenons aux images
précédentes. Sur chacune d’entre elles, on voit bien un
chapiteau (formé de deux pierres). Et au-dessus, un
tailloir. Donc, a priori, il y a bien un chapiteau (en deux
parties) et un tailloir Mais regardons de plus près ces
tailloirs, tous très bien taillés et presque identiques. Il
y a quelque chose qui ne colle pas ! Ils sont trop bien
taillés. Ils devaient être dégradés par l’érosion. Et puis
ils devraient être aussi richement décorés que les
chapiteaux situés en-dessous. En fait ils font penser aux
impostes de l’église Sainte-Madeleine de Béziers… qui datent
de la fin du XXe siècle suite à une restauration!
Serait-il possible que les tailloirs de Charroux soient
aussi dus à une restauration récente ? Ou, plus encore, à un
ajout récent destiné à protéger des intempéries les
chapiteaux du dessous ? Cela signifierait qu’il n’y avait
pas primitivement de tailloir.
Si, primitivement, il n’y avait pas de tailloir comme ceux
que l’on voit actuellement cela peut signifier ceci : le
chapiteau que l’on voit actuellement n’est pas un seul
chapiteau formé de deux pierres mais un ensemble
chapiteau-tailloir. La pierre du dessous correspondrait au
vrai chapiteau, la pierre du dessus étant le tailloir. Si
tel était le cas, on serait en présence d’un « chaînon
manquant », une étape de transition entre l’imposte et le
couple chapiteau-tailloir. Comme on le voit, on avance dans
l’idée d’une œuvre du premier millénaire.
Image
18 : On remarque que, à gauche, la pliure du livre
a provoqué une distorsion de l’image. On remarque aussi que
l’image a été photographiée à l’envers afin de respecter nos
conventions : le nord est en haut et l’est à droite.
Dans la suite de notre visite, nous avons pu examiner le
niveau inférieur de la tour (image
16). Cette partie située dans l’espace central
aménagé entre les piliers et à un niveau inférieur d’un peu
plus d’un mètre du niveau du sol, contient 6 bases de
colonnes formant un hexagone régulier. Cette pièce est
désignée comme étant une « crypte ». Nous sommes beaucoup
plus réservés sur ce point. Quelle est exactement la
fonction de ce surprenant aménagement ? Baptistère?
Mais une surprise encore plus forte a été la découverte de
la suite de colonnes encerclant la tour octogonale (image
17 et plan de l’image
18). Comprenons-bien. Vu de loin cette tour
s’apparentait à un campanile. C’est-à-dire à un clocher
isolé. Mais la présence de ces colonnes conduit
inévitablement à penser qu’il y avait des bâtiments qui
l’entouraient. On envisage aussitôt à une tour de croisée de
transept. Mais dans ce cas et considérant la hauteur de la
tour, la superficie au sol est beaucoup trop réduite : il
faut de l’espace pour les processions !
Si on devait demander à un spécialiste de l’art roman de
dessiner une église romane, il se révélerait très inventif.
Mais jamais il ne dessinerait une église possédant ces
caractéristiques. En résumé, cette jamais église n’existe
pas !
Etant donné qu’on l’a sous les yeux, il faut bien se
résoudre à son existence. Et à essayer de trouver des
explications.
Image
19 : En
bleu les vestiges. En rouge les parties symétriques
disparues. On n’a conservé des vestiges (en bleu) que
ceux qui semblent appartenir à cette période. Hormis en
bas à gauche une portion de mur (dessinée en pointillés
bleus) qui semblent se détacher de la partie circulaire
(mais peut-être n’est-ce qu’un effet de la déformation
de l’image ?).
Image 21 : On
reconnaît, à droite de la tour les restes de piliers
cylindriques. Les deux premiers étages dateraient de
l’édifice primitif. Les étages supérieurs (en bordeaux)
pourraient être plus récents.
Image
22 : Déduction
logique de l’image précédente afin de rétablir l’édifice
primitif : les étages supérieurs de la tour, qui
pourraient être plus récents sont supprimés. Les piliers
à droite de la tour dont il ne reste que des moignons
sont rallongés à la hauteur du premier étage, et, comme
il y asymétrie on en ajoute de l’autre côté. Par
ailleurs ces colonnes devaient bien porter quelque
chose. Un trait horizontal symbolise un plafond.
Image 23 : Hypothèse I. En
fait il y a beaucoup d’autres possibilités. Mais cette
forme a été choisie par analogie avec des rotondes comme
celles d’Aix-la-Chapelle ou d’Ottmarsheim où il y a des
galeries supérieures couvertes.
Image 24 : Hypothèse II.
Plusieurs inventions de l’hypothèse I ne semblent pas
convenir. Tout d’abord les colonnes qui supportent
l’ensemble - hormis les piliers de la tout octogonale -
sont trop fines pour cette construction. Ensuite on a
ajouté des arcs. On devrait normalement voir la
naissance de ces arcs sur les piliers de la tour. Mais,
rien de tel ici. Et, pour couronner le tout, les
colonnes que l’on croit alignées sur l’image, ne le sont
pas dans la réalité (voir le plan de l’image
19). S’il y avait des arcs rejoignant ces
colonnes, ils partiraient dans tous les sens. Par contre
on voit sur le plan de l’image
19 que la répartition des colonnes est
uniforme. Une répartition uniforme peut signifier que
ces colonnes ont porté un plancher. De la vient notre
ajout d’un plancher au premier étage. On s’est permis de
doter la tour d’un toit charpenté. Par contre il ne
devait pas y avoir de toit au dessus du premier étage
(trop lourd pour les piliers). Mais peut-être un velum.
Les explications fournies par les panneaux de l’entrée du
site sont bien minces : « L’abbaye bénédictine fondée au
VIIIe siècle sous la protection de Charlemagne,
prospère rapidement. Siège de cinq conciles elle accueille
en 989, le concile de la Paix de Dieu, événement majeur qui
va permettre d’installer la paix et la protection des
populations. La reconstruction de l’abbaye à partir de 1017
dote l’église d’un triple déambulatoire pour les nombreux
pèlerins venus vénérer une relique de la Sainte- Croix. La
tour octogonale signale encore ce monument de l’architecture
romane ».
Il y aurait beaucoup de choses de dire sur ce texte. Et en
particulier le ton péremptoire affiché par son auteur. Un
ton péremptoire qui empêche toute discussion. Et même toute
analyse ou réflexion identique à celle effectuée dans les
pages précédentes. D’où vient cette certitude ? Une
certitude qui n’est pas la nôtre. Manifestement le rédacteur
de ce texte s’inspire du livre « Haut
Poitou Roman » cité précédemment. Et il le fait en
résumant ce que nous apprend l’auteur de ce livre, Raymond
Oursel. Celui-ci nous dit que l’abbaye de Charroux a été
fondée en 783 par le comte de Limoges et nous donne quelques
dates de l’histoire de cette abbaye. Il révèle ensuite toute
une succession d’événements à partir de 1018 : à 3 reprises
l’enchaînement incendie-reconstruction-dédicace . Raymond
Oursel fait apparaître les débats entre spécialistes de
l’art roman et il montre les désaccords existant entre
lui-même et un autre spécialiste, François Eygun. Ce dernier
affirmait que les travaux étaient achevés en 1047. Alors que
lui-même a estimé qu’ils n’étaient pas terminés en 1096. On
le voit, l’affaire n’est pas aussi simple que cela et il est
difficile de la résumer en quelques lignes.
Nous ne sommes pas du tout d’accord sur la proposition de
datation de Raymond Oursel. Il est toutefois une chose que
nous apprennent ces débats de spécialistes : c’est qu’il ne
faut pas trop se baser sur des textes pour dater une église.
Ainsi, ce n’est pas parce qu’il y a eu une incendie dans un
monastère que le monastère a été totalement détruit et doit
être rebâti dans son intégralité. De même la date de
consécration ne correspond pas obligatoirement avec la date
d’achèvement des travaux.
Il faut comprendre que les historiens et, parmi eux, les
historiens de l’art, vivent sous la dictature de l’écrit.
S’il existe un texte écrit racontant telle anecdote, cette
anecdote devient vraie. S’il n’existe pas de texte écrit
mais un autre type de document (une donnée archéologique, un
raisonnement fondé) l’anecdote devient fausse. A partir du
moment où l’historien a un texte écrit il peut imaginer une
foule de choses à partir de ce texte écrit. Mais s’il n’a
pas de texte écrit, alors : « rideau, l’événement n’existe
pas ».
Concernant le premier millénaire, on ne dispose pas de
document écrit (en fait il en existe mais en très petit
nombre). En conséquence, pour les historiens, le premier
millénaire n’a pas existé. C’est un peu comme si je disais :
« Je ne sais absolument rien de mes arrières grands-parents,
donc je n’ai pas eu d’arrières grands-parents ».
Conclusions
sur ce monument
Les images 19 et 20
obtenues à partir du plan de l'image
18 font apparaître au moins deux étapes dans la
construction.
La première étape serait celle d’un édifice à plan centré
(voir dans « Glossaire
» la page Analyse
des plans). Cet édifice doit être comparé aux suivants
: la chapelle
Palatine d’Aix-la Chapelle, Mettlach
(Chapitre Allemagne de ce site), Ottmarsheim
(Chapitre Alsace de ce site), Quimperlé
(Chapitre Bretagne de ce site), Saint-Bénigne de Dijon (
Chapitre Bourgogne bientôt sur ce site).
La tour octogonale ne serait autre que le noyau central de
cet édifice à plan centré.
Tout autour de ce noyau central, une ou plusieurs nefs
annulaires auraient été construites ; Il ne s’agirait pas là
de « déambulatoires » servant à des pèlerins à circuler
autour de reliques. Mais de salles dans lesquelles les
visiteurs sont, au contraire « statiques » : ils assistent à
un « spectacle ». Et quel serait ce spectacle?. Il s’agirait
d’un spectacle que l’on peut voir … à l’Assemblée Nationale.
Le bâtiment de l’Assemblée Nationale est un hémicycle. Mais
rien n’empêche que son plan soit celui d’un cercle complet.
Dans ce bâtiment les députés sont disposés au centre. Et
tout autour il y a des spectateurs.
En fait ce n’est pas tout à fait cela concernant l’édifice à
plan centré qu’est Aix-la Chapelle. Le roi (Charlemagne)
était assis sur un trône dans la galerie du premier étage à
l’est de l’édifice. Les « députés « ou comtes devaient être
placés dans la même galerie circulaire autour du noyau
central et ils devaient s’interpeller entre eux à partir de
cette hauteur. Si cette analyse est valable, et par
comparaison avec les autres édifices à plan centré, la tour
de Charroux pourrait être une salle de parlement
(étymologiquement : un endroit où l’on se parle).
La date de 783 pourrait être la date de construction du
monument. Cependant nous estimons que cette construction
pourrait être antérieure à cette date ; la communauté de
moines aurait pu être fondée pour assurer la protection
spirituelle d’un bâtiment déjà existant. Il est même
possible que cette communauté monastique n’ait pas été la
première à occuper le site. L’an 750 avec un écart estimé de
150 ans semble le plus approprié.
Par la suite cet ensemble aurait été transformé par
l’adjonction d’un transept et d’un chevet (probablement à
déambulatoire). Sur l’image
20, concernant la légende
« piliers renforcés pour supporter le toit du chevet », un
des piliers pourrait être un pilier de ce déambulatoire. La
création du transept a du poser de gros problèmes de
construction car les deux structures ne correspondaient pas.
Il n’y a pas eu de croisée du transept mais, de part et
d’autre du noyau central, au nord et au sud (pour le sud
c’est presque certain ; pour le Nord il faudrait effectuer
des fouilles) , deux bâtiments sur base carrée analogues è
des croisées de transept. Les datations du XIe ou
début XIIe siècle pourraient correspondre à cette
étape de construction (transept et chevet).