Le portique 

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Avant d’aborder l’étude des portiques, lisons les textes suivants de saint Grégoire, qui fut évêque de Tours au cours de la seconde moitié du VIesiècle :

Texte 1 : « ... On apporta cette nouvelle à l’évêque qui, transporté d’une grande joie, ordonna de préparer les fonts sacrés. On couvre de tapisseries peintes les portiques intérieurs de l’église, on les orne de voiles blancs ; on dispose les fonts baptismaux ; on répand des parfums, les cierges brillent de clarté, tout le temple est embaumé d’une odeur divine, et Dieu fit descendre sur les assistants une si grande grâce qu’ils se croyaient transportés au milieu des parfums du Paradis. » (Histoire des Francs Livre II)

Texte 2 : « ... Cependant l’évêque Cautin qui craignait, comme je l’ai dit, qu’on ne voulût lui faire du mal, poursuivait son chemin ayant près de lui un cheval sellé ; il vit derrière lui venir de son côté des hommes à cheval, et dit : « Malheur à moi, voilà les gens que Chramne envoie pour me prendre » ; et montant à cheval, il laissa là son psaume, et pressant sa monture des deux talons, s’enfuit seul et à demi-mort jusqu’au portique de la basilique de Saint-Julien. » (Histoire des Francs Livre IV)

Texte 3 : « ... Le duc Bérulphe l’ayant appris, envoya des serviteurs armés pour se saisir de lui. Voyant qu’il allait être pris, il abandonna ses effets et se réfugia dans la basilique de Saint-Hilaire de Poitiers. Le duc Bérulphe prit ses effets et les envoya au roi, mais Leudaste sortait de la basilique, et faisait des irruptions dans plusieurs maisons, se livrant publiquement au pillage. On le surprit souvent en adultère dans l’enceinte des saints portiques. La reine, irritée de ce qu’il souillait de cette manière la maison sacrée du Seigneur, ordonna qu’il fût chassé de la basilique du saint. Ayant été chassé, il retourna chez ses hôtes de Bourges, les suppliant de le cacher. » (Histoire des Francs Livre V)

Texte 4 : « ... Mais je crois que ce qui nuisait surtout à ce malheureux, c’est qu’il n’avait aucun respect pour le saint évêque, car il commit souvent des meurtres dans le portique même qui est aux pieds du saint, et se livrait continuellement à des orgies et à de vains plaisirs. » (Histoire des Francs Livre VII)

Texte 5 : « ... Ayant disposé les soldats qu’il avait amenés pour l’aider, il entra dans la sainte basilique. S’étant aussitôt rendu auprès du malheureux Eberulf, il commença à lui faire des serments et à jurer par tout ce qu’il y avait de plus sacré et même par la vertu de l’évêque présent, que personne ne lui était plus sincèrement attaché que lui, et qu’il pourrait le réconcilier avec le roi. Il avait médité ce projet disant : « Si je ne le trompe par de faux serments, je ne viendrai jamais à bout de lui. » Le pauvre Eberulf lui voyant faire de tels serments dans la sainte basilique, sous les portiques et dans tous les endroits saints de l’édifice, crut à cet homme parjure. » (Histoire des Francs Livre VII)

Texte 6 : « ... Au cinquième mois, à l’époque où l’on a coutume de faucher les prés, il envahit un pré de religieuses qui confinait au sien ; mais, aussitôt qu’il y eut mis la faux, il fut pris de la fièvre, et rendit l’esprit le troisième jour. On l’avait mis en un sépulcre dans la basilique de saint Martin, au bourg de Candes. On trouva le sépulcre ouvert et brisé en pièces ; on l’ensevelit ensuite sous le portique de la basilique, et les vases du hérisson, qu’il avait juré faussement n’avoir point pris, furent, après sa mort, rapportés de son cellier. » (Histoire des Francs Livre VIII)

Texte 7 : « ... Le lendemain du jour où le roi Chilpéric entra dans Paris, fut guéri un paralytique qui se mettait sous le portique de l’église Saint-Vincentius où repose le corps du bienheureux Germanus. » (La Gloire des Confesseurs Livre VII). »

L’ensemble de ces textes montre qu’il existait au sixième siècle des constructions appelées « portiques ». Il s’agit là de quelque chose de complexe qui mériterait une étude beaucoup plus approfondie que ces quelques lignes. Le portique est en général associé à un monastère ou une église. Il peut être situé à l’intérieur de l’église ou à l’extérieur de celle-ci. Dans les descriptions, il peut y avoir une confusion entre le portique et un autre type de construction. Ainsi, dans le texte 1, les portiques intérieurs pourraient être les arcades séparant le vaisseau central des collatéraux d’une nef triple. On sait que la pratique de séparer par des tentures le vaisseau central des collatéraux existait durant l’Antiquité Tardive.

Cependant, d’autres textes montrent qu’il devait bien y avoir au moins un portique à l’intérieur des grandes basiliques ( textes 2, 4, 6). Et aussi à l’extérieur, lorsqu‘il est question de plusieurs portiques ou d’une « enceinte des saints portiques » ( texte 3).

Il faut tout d’abord réaliser que le mot « portique » revient assez fréquemment dans l’œuvre de Grégoire de Tours. Il faut donc envisager que toute grande église ou tout grand monastère devait avoir son ou ses portiques. Et il serait surprenant qu’il ne soit pas resté de trace de ces portiques.

Le mot « portique » fait penser à « porte ». Nous pensons que bon nombre de « portes » d ‘églises sont en fait des portiques. En fait de portes, il faut surtout envisager les ouvrages dont certains peuvent être de très grandes dimensions, situés sur la façade Ouest des églises. Ces ouvrages présentent la caractéristique d’être ouverts au niveau du sol (donc d’accès facile) et d’avoir des pièces fermées au niveau des étages. Nous étudierons ce type d’ouvrage faisant corps avec l’église dans une des pages suivantes intitulée « l’ouvrage Ouest ». Toutes les églises n’ont pas forcément un ouvrage Ouest. Et tous les ouvrages Ouest ne sont pas forcément des portiques. Cependant, on peut envisager que le nombre de portiques subsistant sous la forme d’ouvrage Ouest est significatif.

De plus, il faut envisager que les valeurs attachées aux portiques ont été transférées à d’autres parties des églises comme, par exemple, la croisée du transept.

Mais quelles sont ces « valeurs attachées aux portiques » ? D ‘après les textes ci-dessus :

1 : Les portiques sont des endroits sacrés. Cependant, ils le sont un peu moins que l’intérieur de la basilique (texte 6 ). Ils peuvent être profanés par des meurtres ou des adultères ( textes 3 et 4).

2 : Les portiques sont des endroits inviolables qui bénéficient d’un privilège « d’exterritorialité ». Le dit privilège est seulement suggéré dans le texte 2. Il est nettement plus apparent dans l’œuvre de Grégoire de Tours. Celui-ci a dû à plusieurs reprises essayer de se débarrasser de princes qui s’étaient réfugiés dans son enclos cathédral et qui étaient devenus trop encombrants. Les histoires seraient d’ailleurs assez cocasses si elles ne se terminaient pas en général par la mort du fugitif.

3 : Les portiques sont des lieux d'hébergement (à l’étage supérieur). Ils peuvent être richement décorés. Ces lieux peuvent être réservés à des fugitifs venus chercher là un refuge. Mais ils peuvent aussi accueillir des hôtes de passage ou des princes de sang.


Nous avons présenté ici quelques unes des constructions qui pourraient être des « portiques ».

Il y a d’abord la Torhalle de Lorsch (Allemagne/Hesse) (images 1 et 2).

Puis l’hospice des pèlerins de Pons (Charente-Matime) (image 3).

Et enfin Perrecy-les-Forges (Saône-et-Loire), qui pourrait contenir deux types de portiques. D’une part la façade Ouest, que nous devons étudier prochainement (image 4). Et d’autre part, le porche d’entrée de l’ancienne abbaye (images 5 et 6).

Il ne s’agit là que d’exemples. Nous pensons que le nombre des portiques est nettement plus important. Dans certains cas, ce peut être de véritables palais.


Lisons à nouveau un texte de Grégoire de Tours :

Texte 8 : « ... Le bienheureux Grégoire, prêtre renommé du Seigneur, était alors, dans la ville de Langres, illustre par ses vertus et ses miracles. Puisque nous parlons de ce pontife, il sera, je pense, agréable que nous donnions ici la description de Dijon, où il vivait habituellement. C’est un château bâti de murs très solides, au milieu d’une plaine très riante, dont les terres sont fertiles et si fécondes qu’en même temps que la charrue sillonne les champs, on y jette la semence et qu’il en sort de très riches moissons ; au midi est la rivière d’Ouche, abondante en poissons ; il vient du nord une autre petite rivière [la Suzon] qui entre par une porte, passe sous un pont, ressort par une autre porte et entoure les remparts de son onde paisible. Elle fait, devant la porte, tourner plusieurs moulins avec une singulière rapidité. Dijon a quatre portes, situées vers les quatre points du monde. Toute cette bâtisse est ornée en totalité de trente-trois tours ; les murs sont, jusqu’à la hauteur de vingt pieds, construits en pierres carrées, et ensuite en pierres plus petites. Ils ont en tout trente pieds de haut et quinze pieds d’épaisseur. J’ignore pourquoi ce lieu n’a pas le nom de ville : il a dans son territoire des sources abondantes ; du côté de l’occident sont des montagnes très fertiles, couvertes de vignes, qui fournissent aux habitants un si noble Falerne qu’ils dédaignent le vin de Châlons. Les anciens disent que ce château fut bâti par l’empereur Aurélien. » ( Histoire des Francs Livre III)

Le lecteur est en droit de se demander pour quelles raisons nous avons recopié ce texte où, a priori, on ne parle pas de « portique » mais de « portes ».

En fait le texte décrit une ville puissamment fortifiée (des murs de 10 mètres de haut et de 5 mètres de large), dotée de quatre portes. Si la ville est encerclée de murs de cette importance, les portes doivent être elles aussi fortfiées.

Examinons à présent la ville d’Autun (Saône-et-Loire) qui est, elle aussi, fortifiée (image 7). Dans cette ville, il subsiste deux portes : la porte d’Arroux (image 8), et la porte Saint-André (images 9 et 10). Que constate-t-on ? Ces portes ne sont pas fortifiées! Il en est de même pour la fameuse Porta-Nigra de Trèves (images 11 et 12).

Nous pensons que ces portes ne sont pas les portes d’une enceinte fortifiée (celles-ci ont sans doute disparu au cours du temps). Elles sont là pour marquer l’enceinte d’une ville. Elles ont un caractère sacré dû à la présence d’une chapelle : porte Saint-André (image 10), Porta Nigra (image 12). Ces portes ont dû servir de portiques. En particulier la Porta Nigra.

Mais, d’une façon générale, toutes les villes devaient avoir un privilège d’exterritorialité et un droit d ‘asile. On est parfois surpris par cette capacité d’accueil. À l’appui de ce raisonnement, lisons ce texte d’un acte daté de 1185 donc postérieur de 600 ans aux écrits de Grégoire de Tours, mais révélateur d’un état d’esprit analogue : « Celui qui après avoir commis un délit, entrait dans une église ou dans un hospice, en sortait absous à cause du droit d’asile dont ces lieux étaient en possession. ... Le vicomte Roger confirme en faveur des habitants de Béziers le privilège accordé par lui-même, d’après lequel toute personne qui devait habiter cette ville était libre de toute servitude, tant envers le vicomte que de tout autre seigneur, et avait à cet égard les mêmes immunités dont jouissaient les habitants de Béziers. »

Dernière remarque qui nous semble importante. Elle concerne la phrase de Grégoire de Tours : « J’ignore pourquoi ce lieu (Dijon) n’a pas le nom de ville ». Lorsqu’on consulte diverses cartes ou itinéraires, on constate que des localités sont indiquées comme étant des villes (civitas) et d’autres sous d’autres noms (exemple : castellum). Ainsi, sur l’itinéraire de Bordeaux à Rome, les villes de Narbonne, Béziers et Nîmes sont des civitas et Carcassonne, un castellum. Nous pensons que la question de Grégoire de Tours est moins futile qu’il n’y paraît. Il est possible que les civitas aient eu un statut particulier (par exemple : existence d’un sénat ou d’un consulat à l’image de ces institutions romaines).