L’abbatiale Saint-Pierre de Beaulieu-sur-Dordogne
La page précédente avait été rondement
traitée car nous n’avions pas suffisamment d’éléments pour
étayer une argumentation. Le cas de Beaulieu-sur-Dordogne
est tout à fait différent et mérite une attention toute
particulière.
L’abbatiale de Beaulieu est surtout connue pour son
magnifique portail (images
1, 2 et 3) d’une grande richesse et d’une grande
beauté. Ce portail a dû faire l’objet de nombreuses
recherches. Cependant, malgré la qualité de l’œuvre et son
intérêt, nous ne nous attarderons pas car cette œuvre se
situe, en toute probabilité, hors du cadre que nous nous
sommes fixés : le premier millénaire de notre ère.
Deux livres de la collection Zodiaque
abordent l’étude de Beaulieu. Dans le premier, « Quercy
roman », l’auteur, J. Maury nous apprend tout
d’abord que l’abbaye fut fondée par l’archevêque Raoul de
Bourges vers 840, puis, un peu plus loin que « La
construction de l’église dut commencer en 1100 par le chevet
et se poursuivre assez lentement, la façade occidentale
indiquant le premier tiers du XIIIe siècle » .
Cette estimation d’une construction postérieure à l’an 1100
est réaffirmée par le même auteur dans le plan qu’il a
inséré dans le second livre, « Limousin
roman » (image 6).
Nous comptons apporter des arguments contraires à cette idée
d’une construction postérieure à 1100.
Mais auparavant, remarquons que dans et à l’extérieur de
l’abbatiale on trouve des sarcophages dont l’un au moins est
antérieur à l’année 840 , date (selon M J. Maury), de la
fondation d’une abbaye à Beaulieu. La présence de ces
sarcophages implique pour nous une forte probabilité
d’existence d’un lieu de culte (antérieur à 840) au même
emplacement. Cependant rien ne prouve qu’il subsiste des
restes de cette église.
Avant de passer à l’étude des images
suivantes, revenons à l’image
3 pour remarquer la présence de trois colonnettes
portant deux arcades. On discerne des bas-reliefs en arrière
plan. Un examen plus attentif montre qu’il s’agit d’une
seule scène en partie cachée par les colonnettes (surtout
celle du milieu). Une telle mise en scène ne correspond pas
du tout aux canons esthétiques du Moyen-Âge. Si l’ensemble
avait été pensé auparavant, les sculpteurs auraient créé des
panneaux entre les colonnettes et non derrière celles-ci.
D’où l’idée que les panneaux ont été sculptés en premier et
que l’on a posé les colonnettes après. Et peut-être
longtemps après (plusieurs siècles ?). Dans quel but ? Il
suffit de revenir à l’image
1 pour voir ce qui a dû se passer : primitivement
le porche devait être charpenté, les murs latéraux Est et
Ouest portant chacun un grand bas-relief sculpté. On a
décidé de vouter ce porche. Mais pour cela il fallait
consolider les murs latéraux. On a opté pour la solution que
l’on a sous les yeux : on pose devant chaque mur latéral 3
colonnettes qui portent des arcades, lesquelles soutiennent
la base de la voute. On a ici un exemple très intéressant de
ce qui a du se passer en beaucoup d’endroits pour le
voutement des absides en cul-de-four.
Les
images suivantes 7,
8 et 9 nous ont posé un sérieux problème. Problème
qui n’est toujours pas résolu. En effet le vaisseau
principal est vouté en berceau plein cintre sur doubleaux
plein cintre (ce qui est caractéristique du roman). Alors
que les arcs reliant les piliers sont brisés (ce qui est
caractéristique du gothique). Et ces arcs brisés sont en
dessous d’arcs en plein cintre. Le gothique précéderait-il
le roman? En toute logique on devrait avoir le contraire.
En fait on verra que l’arc brisé était connu dès l’époque
romane. Une anomalie analogue à celle de Beaulieu (arcs
brisés entre les colonnes, arcs en plein cintre pour la
voûte du vaisseau principal) se retrouve en Bourgogne à
Saint-Lazare d’Autun, église datée de la première moitié du
XIIe siècle. Il semblerait que ce soit pour des
raisons symboliques : on connaissait les propriétés de l’arc
brisé mais pour reproduire la voûte céleste il fallait
utiliser l’arc en plein cintre.
Peut-on cependant imaginer la même démarche en ce qui
concerne Beaulieu ? C’est beaucoup moins sûr. Les
images 8 et 9 font apparaître des fenêtres
géminées typiquement romanes au-dessus des arcades ; ces
fenêtres révèlent l’existence d’une galerie au-dessus des
combles du collatéral nord. Dans l’image
9 , l’arc et la fenêtre sont tellement proches
qu’on pourrait penser que la fenêtre a été construite après
l’arc en le rognant en partie. Ceci est contraire à tout
plan préétabli. A coup sûr l’architecte avait prévu des
fenêtres situées nettement au-dessus des arcades. Que
s’est-il donc passé ? A-t-on décidé en cours de construction
d’abaisser la voûte du vaisseau principal?
L’image 10
représente le collatéral nord vu en direction du transept ;
remarquer la dernière arcade avant le transept. Elle est
plus petite que les autres et outrepassée par la saillie des
tailloirs des chapiteaux ; peut-être faisait-elle partie de
l’édifice antérieur ? Concernant cette nef nous rejoignons
l’opinion de J. Maury qui estime qu’elle date globalement du
XIIe siècle, la construction s’étalant sur
plusieurs décennies. Néanmoins il existe de nombreux
problèmes dont certains viennent d’être signalés ci-dessus.
Examinons à présent le point principal
de notre argumentation en ce qui concerne les restes du
premier millénaire.
L’image 11 montre
au-dessus de l’autel principal , la croisée du transept et,
à droite le croisillon sud bien éclairé. A la base du mur on
distingue une porte avec au-dessus de celle-ci une pierre
sculptée. Ce mur ainsi que cette pierre sont étiquetés, « A
» sur le plan de l’image
12. On parlera plus loin de « B » et de « C ».
Poursuivons avec l’image
13 présentant le mur A. On voit tout en dessous
le linteau sculpté A. Sur ce linteau les deux pierres
disposées en oblique constituent une sorte d’arc de décharge
protégeant le linteau. Tout l’appareil de pierres surmontant
le linteau semble être contemporain à celui-ci au moins
jusqu’à l’arcade de droite. Donc, les chapiteaux de l’arcade
situés sous les projecteurs doivent être eux aussi
contemporains au linteau. Par contre le pilier adossé au mur
à gauche du linteau recouvre partiellement celui-ci ; il
doit donc être postérieur au linteau. Le linteau protège une
porte permettant d’accéder à un escalier, l’escalier A.
Lequel escalier doit donc être contemporain au linteau.
Nous décrirons un peu plus loin les images
14, 15, 16, 18, 20, 21 et 22.
L’image
17 montre la partie B reste d’un mur du
collatéral nord. On y voit ici deux tympans surmontés d’arcs
de décharge. Seul l’un des deux est sculpté. Pour chacun des
deux l’emplacement de la porte est bien visible. On ne peut
envisager que ces deux linteaux aient été utilisés en
remploi. Il y avait bien là des portes qui devaient mener à
un bâtiment. Voire peut être deux. On ne voit pas sur le
plan de trace de cette construction.
L’image 19 est
celle de la partie C symétrique de la partie A et qui lui
est analogue.
Il nous faut à présent revenir aux
pierres sculptées et à leur iconographie. L’archaïsme est
évident.
Sur le linteau A de l’image
14 sont représentés deux personnages affrontés.
Celui de gauche porte, semble-t-il, une cuirasse et tient
une épée. Il est dévoré par un monstre (lion ? molosse ?
ours ?). Face à lui l’autre personnage brandit un rouleau
(texte biblique ? acte notarié ?). Il tient en laisse un
lion. On peut interpréter diversement cette scène : combat
du bien contre le mal, du pouvoir religieux contre le
pouvoir laïc.
Sur l’image 18 du
linteau B un homme est encadré par deux lions qui lui
lèchent les mains. On a dit qu’il s’agissait du prophète
Daniel entre ses lions. Mais, bien sûr, si l’image ne
raconte pas une scène biblique, elle est surtout
métaphorique : le pouvoir temporel doit être au service du
pouvoir spirituel.
Le linteau C reproduit une scène issue directement de
l’antiquité. La scène dite des « oiseaux au canthare » :
deux oiseaux encadrent un grand vase. Voire même s’y
abreuvent. Au cours des siècles, cette scène a connu de
multiples variantes (voir sur ce site la page Musée
Archéologique de Trèves dans le chapitre
Monuments/Allemagne). Outre le canthare les oiseaux peuvent
encadrer un arbre de vie ou un chrisme. Vers le VIIIe
siècle (mais peut être avant) apparaissent sur les
miniatures d’autres animaux que les oiseaux. Ici ce sont des
lions qui cueillent les fruits des arbres de vie. Compte
tenu de la proximité avec le monde antique nous avions
envisagé une datation aux alentours du VIIe-VIIIe
siècle pour ce type de linteau. Nous verrons plus loin qu’il
faut rectifier cette datation.
Les chapiteaux des images
15, 16, 21 et 22 pourraient être contemporains aux
trois linteaux.
Le chapiteau de l'image 15
présente de grandes feuilles.
Le chapiteau de l'image 16
est peut être plus intéressant car il pourrait permettre
d’envisager la datation de certains chapiteaux présentant
sur deux faces des corps de lions dont les têtes se
rejoignent au niveau de l’arête en formant une tête unique.
La lecture des chapiteaux des images
21 et 22 se révèle délicate tant par la qualité de
la photographie que celle du chapiteau . Il semblerait
néanmoins qu’il y ait des personnages parmi les feuillages.
Il en est de même du chapiteau de l’image
24 montrant deux grands personnages encadrant
deux figurines plus petites.
L'image
23 est celle du chœur à déambulatoire. L’escalier
A se situe derrière le pilier situé à l’extrême droite. Il
faudrait monter dans cet escalier qui doit normalement
déboucher sur la galerie dont les baies géminées ouvrent sur
le chœur. Deux possibilités s’offrent à nous : soit
l’accès des escaliers A et C à cette galerie se fait sans
discontinuité de maçonnerie. Soit il existe une
discontinuité. Dans le premier cas, très peu probable, cela
signifierait que la galerie et les escaliers sont
contemporains. Et donc contemporains aux linteaux. Ainsi,
dans sa globalité, le chevet serait contemporain aux parties
A, B et C.
L’image 25 montre
une discontinuité de construction entre la nef et le
transept.
Lors de notre visite, le toit du chevet était en travaux.
Nous avons été obligés de copier cette image du livre «
Limousin roman » afin de montrer la présence à
l’extérieur de l’édifice des escaliers A et C (image
27).
Il reste maintenant à dater ce que l’on
vient de voir.
Les linteaux A, B et C vus précédemment sont dits « en
bâtière ». Cette forme est très particulière et ne se
retrouve pas dans des monuments vraiment romans
(c’est-à-dire du XIe ou XIIe siècle).
On peut trouver un élément de datation dans le linteau
sculpté de Pula (Croatie). Celui-ci (image
28) présente dans sa face sculptée deux couples de
deux oiseaux deux à deux affrontés. Ceux de dessous, des
paons, encadrent un cartouche (on retrouve ici le thème
défini précédemment des « oiseaux au canthare ». Dans le
cartouche est écrit un texte ayant pour début : «
AN.INCARNAT-DNI.DCCCLV .I.I.IND.V.REGELODOWICO… » Qui peut
se traduire ainsi : « L’an 855 après l’incarnation de Notre
Seigneur Jésus.. sous le règne de Louis .. »
Le linteau daterait donc de 855. Et il est semblable par sa
forme aux trois linteaux précédents. Nous avions envisagé
pour ceux-ci une datation très large, autour de l’an 700.
Tout en estimant que ces 3 linteaux sont antérieurs à celui
de Pula, nous sommes obligés de repousser de plus d’un
siècle notre propre datation. Soit jusqu’au début du IXe
siècle.
En conclusion nous estimons que les parties A et C ainsi que
les deux absidioles qu’elles contiennent, ainsi aussi que le
mur de la partie B, peuvent être datés de l’an 800 avec un
écart estimé de 100 ans. Nous sommes bien en présence d’un
édifice du premier millénaire.
Plus intéressant encore : la façade ouest de l’église de
Trèves (image 29),
présente, de part et d’autre d’une abside semi-circulaire,
deux tourelles d’escalier cylindriques. Exactement comme à
Beaulieu (A la différence près qu’à Trèves il y a deux tours
séparant l’abside des tourelles. Mais pour beaucoup
d’édifices c’est bien le même schéma qu’à Beaulieu). Les
constations faites à Beaulieu permettent de déduire que les
édifices les plus anciens montrant cette configuration
pourraient eux aussi, remonter au IXe siècle. Ce
serait en particulier le cas de Trèves.