L'église Saint-Denis de Lichères
On ne soupçonnerait pas qu’il puisse
exister dans le petit hameau de Lichères une église d’une
telle importance. L’église Saint-Denis était un prieuré
dépendant de l’abbaye de Charroux, abbaye dont on a parlé
dans la page précédente. Très probablement, une petite
agglomération devait entourer ce prieuré mais on n’en voit
pas trace. Avant d’étudier cette église d’une façon
approfondie, commençons à en faire le tour ainsi qu’une
visite intérieure.
Après avoir effectué cette visite
rapide, lisons le panneau situé à l’entrée du site qui donne
quelques informations (image
9) ainsi que le plan de l’édifice extrait du Livre
de la collection Zodiaque,
« Angoumois
roman » (image 10).
Arrêtons-nous à la première phrase : « L’église Saint Denis,
construite au premier tiers du XIIe siècle, est
un monument roman des plus remarquables de la Charente.»
Construite au premier tiers du XIIe siècle.
C’est-à-dire entre les années 1100 et 1134 ? . Charles
Daras, auteur du livre « Angoumois
roman » semble moins précis. Il signale seulement
que « nous sommes fort mal renseignés (sur la construction
de cette église) .. car pas un texte n’en fait mention » et
la seule indication de datation qu’il fournit se trouve dans
le plan de l’image 10
: les parties en noir sont attribuées au XIIe
siècle et les parties hachurées sont modernes.
Revenons à présent dans cette église, attribuée au XIIe
siècle, ou, mieux encore, au premier tiers du XIIe
siècle pour y constater quelques anomalies.
Anomalie 1
: En examinant le plan (image
10) on s’aperçoit que le collatéral Sud se rétrécit
d’est en ouest. D’où cela vient-il ?
Anomalie 2
: L’image 11 nous
montre la base d’un pilier cylindrique de la nef.
Manifestement cette base se trouve en dessous du sol actuel
(environ 50 cm). Explication logique : depuis cette époque
le sol a été surélevé ! Oui mais … le portail ouest devrait
lui aussi être enfoncé d’environ 50 cm dans le sol. Or l’image 12 montre qu’il
ne l’est pas. On doit fatalement en conclure que la
construction des piliers et celle du portail ont été
effectuées en deux étapes bien différenciées.
Anomalie
3 : Il semble logique que, afin d’effectuer un
meilleur éclairage de la nef, les fenêtres du mur sud soient
disposées « au centre des travées ». Plus exactement : sur
la médiatrice de chaque travée. On constate que ce n’est pas
le cas, d’abord sur le plan de l'image
13, puis les
images 14 (travée 1) et
15 (travée 5). Ce type d’anomalie semble montrer
que le la construction du mur sud a été faite dans une autre
étape de construction que la nef.
Examinons à présent l’image
16 ci-dessous. Elle représente le mur sud de la
nef et le mur ouest du transept. On y détecte au moins trois
anomalies :
Anomalie 4
: On voit à gauche le mur sud de la nef et sur ce mur des
arcades qui permettent de marquer la présence de cinq
travées. Soit de gauche à droite la travée 1 (en partie)
puis successivement les travées 2, 3,4, et 5. On constate
que l’arcade de la travée 5 est plus petite que les autres.
Anomalie 5
: Le mur du transept semble recouvrir le mur de la nef.
Cette hypothèse est confirmée par l’image
17 , agrandissement de l’image précédente au
niveau de la jonction entre nef et transept. On constate que
le chapiteau et la colonne cylindrique sont en partie
recouverts par le mur du transept.
Il existe une autre anomalie à prendre en considération.
Anomalie 6 :
On constate sur cette image que les décorations des murs de
la nef et du transept sont presque analogues (et ce malgré
l’anomalie n°5 qui fait envisager que la construction du
transept pourrait être postérieure à celle du mur sud de la
nef). Par contre, ces deux décors sont très différents du
décor extérieur du chevet (image
18).
La même
image 18 fait apparaître une autre anomalie :
Anomalie 7
: Les fenêtres de l’abside principale sont de différentes
dimensions. Celle de gauche s’apparente à une meurtrière
alors que les autres fenêtres sont plus larges (en
particulier la fenêtre axiale). En fait l’examen intérieur
montre que, primitivement, toutes les fenêtres devaient être
étroites, analogues à celle de gauche.
Anomalie 8
: L’agrandissement image
19 de l’image 18
montre que le mur de la petite chapelle
quadrangulaire portant l’oculus recouvre en partie un arc du
mur extérieur de l’abside principale. La chapelle serait
donc postérieure à l’abside principale.
Anomalie 9
: Il y aurait encore une autre anomalie issue de la
différence de décoration, entre les deux absides. Tant du
point de vue extérieur (image
18) qu'intérieur
(image 7 pour
l’abside principale et
image 5 pour l’absidiole sud).
Au sujet de cette image 5,
notons que l’unique fenêtre a été soit percée
ultérieurement, soit fortement agrandie. L’opération a
endommagé une des deux corniches..
Notons aussi que, dans la même absidiole, sous la corniche
supérieure portée par une colonnade, on peut voir une bande
décorée d’un motif de feuilles étalées. Motif qui
s’apparente à ce que l’on peut voir sur certaines églises
wisigothiques d’Espagne (Quintanilla de las Vinas) (image
20).
Anomalie(s) 10
: Il reste encore à analyser un type d’anomalie en rapport
avec l’iconographie des chapiteaux. En particulier ceux du
mur sud de la nef. Constatons d’abord qu’ils semblent avoir
été taillés sur toutes les faces et pourraient donc avoir
été récupérés sur une galerie ou un cloître. Examinons les
en détail :
Image 17 : masque
vomissant des entrelacs et des feuillages (thème très
répandu et difficile à dater).
Image 21 : à
gauche, tête de taureau et larges feuilles (la tête de
taureau se retrouve sur des temples antiques, la grande
feuille pourrait caractériser des décors du Haut Moyen-Âge),
à droite, masques vomissant des feuillages.
Image
22 : à gauche, motif géométrique ou feuillage
stylisé. Remarquer au-dessous, le profil de la colonne tout
différent de ce que l’on voit dans les autres images; à
droite, lion à queue feuillue.
Image 23 :
agrandissement de l’image précédente. Chapiteau très
intéressant ; En fait il y a deux lions adossés. Leurs
queues traversent leurs corps et s ‘épanouissent en feuilles
qui s’entrelacent. On est là dans une expression typiquement
barbare (celtique ? nordique ?). Plus apparentée à une œuvre
du VIIIe siècle que du XIIe siècle.
Image 24 : à
gauche, entrelacs de type dit « carolingien » (donc du IXe
siècle), à droite, hibou (difficile à dater).
Image 25 : à
gauche, hybride à corps de lion et tête d’oiseau ; à droite,
représentation de l’enfer ou de Léviathan dévorant les
humains(difficile à dater mais pourrait être postérieur à
l’an mille).
Image 26 : portail
principal. L’absence de linteau (poutre de pierre placée
au-dessus de l’entrée) surprend. Même avec beaucoup de bonne
volonté, il est difficile d’admettre que l’arcade basse
remplaçant ce linteau puisse être datée du XIIe
siècle. Il reste le tympan qui se trouve au-dessus. On y
voit deux anges élevant vers le ciel un lion. Celui-ci
pourrait représenter le Christ et non le symbole de
Saint-Marc. Ce tympan pourrait provenir du portail précédent
situé 50 cm plus bas et que aurait été repris.
Image 27 : on a là
aussi un petit tympan qui a été remonté. Il représente un
lion à queue feuillue (la queue passe entre les deux pattes
pour remonter sur le cops du lion). La datation des lions à
queue feuillue est délicate. Probablement antérieure à l’an
mille mais l’étude reste à faire..
En guise de conclusion
On vient de voir qu’il existait dix anomalies dans cette
construction. En fait, ce n’est certainement pas dix mais
plus de dix, car on ne peut pas tout repérer au cours d’une
visite de moins d’une heure. Une anomalie signifie un
changement dans un programme de construction. Certaines de
ces anomalies, comme l’élargissement de fenêtres, peuvent
être considérées comme bénignes. Par ailleurs, on peut
considérer qu’il n’y a pas eu (au moins) dix programmes de
construction successifs correspondants à 10 anomalies mais
moins car un seul changement de programme à pu entraîner
plusieurs anomalies simultanées. Malgré ce, on peut estimer
qu’il y a eu au moins quatre étapes importantes dans le
programme de construction.
Détailler par le menu ces étapes exigerait de refaire une ou
plusieurs visites et d’effectuer une étude beaucoup plus
approfondie que celle-ci. On essaiera néanmoins, sous toute
réserve de proposer un schéma d’évolution du monument.
Dans tous les cas essayons de retenir l’essentiel. Il faut
savoir que les églises n’ont pas été construites avec des
coups de baguettes magiques. Les constructeurs ont mis du
temps et ils ont investi de l’argent. Ils ont bien réfléchi
avant de construire et, sauf accident imprévu, ils n’ont pas
changé leurs plans en cours de construction. Enfin, une fois
leur œuvre achevée, ils ne l’ont pas modifiée avant de
longues années. C’est d’ailleurs ce qui se passe pour nos
actuelles constructions : on n’en change pas chaque année.
On peut estimer que lorsqu’un architecte du Moyen-Âge
concevait un plan d’église, il l’imaginait conçue pour
l’éternité. Une éternité qui devait durer au moins 100 ans.
Et même les modifications intervenues après la construction
étaient faites pour durer.
Revenons à l’estimation donnée par le panneau d’information
: église construite dans le premier tiers du XIIe
siècle. Nous disons que c’est faux. Ou par le livre « Angoumois
Roman » Église construite au XIIe siècle
: c’est encore faux. Car l’ensemble des remaniements
apportés à cette église n’a pu se faire que dans une durée
très longue : au moins 250 ans. Si ce n’est beaucoup plus.