L’abbatiale Notre-Dame de Bernay
L’abbatiale Notre-Dame de Bernay occupe dans notre site une
place d’exception. Tout d’abord en raison de sa grande
beauté plastique et de la pureté de ses formes. Mais aussi
parce qu’elle constitue un modèle de référence pour la
recherche effectuée dans ce site. Logiquement, nous aurions
dû la traiter en priorité, mais nous avons opté une autre
méthode d’analyse de monuments du premier millénaire : par
pays, puis par régions, puis, concernant la France, par
départements. Ainsi, concernant la Normandie, nous avons
commencé par le Calvados, et, dans le Calvados, Bayeux puis
Caen, et ainsi de suite. De l’étude des églises
Saint-Étienne et la Sainte-Trinité de Caen, nous avons
conclu que ces églises avaient été couvertes de voûtes en
croisées d’ogives ultérieurement à une construction
initiale. Or, le modèle de cette construction initiale, nous
le trouvons à Bernay. Saint-Étienne et la Trinité de Caen ne
constituent pas, quant à elles, un cas exceptionnel. Nous
avons vu qu’il existait dans le Calvados, en Normandie, à
Saint-Nicolas de Caen, à Saint-Gervais de Falaise, à
Saint-Sulpice de Secqueville-en-Bessin, des édifices
analogues dont la construction primitive s’apparente à celui
de Bernay. Il en existe d’autres en Normandie et ailleurs en
Europe, et très probablement nos recherches nous permettront
d’en trouver d’autres encore.
Extérieurement, l’abbatiale de Bernay n
‘apparaît pas d’un grand intérêt. Dépourvue de porche, sa
façade Ouest (image 1)
présente les caractéristiques des basiliques romaines, mais
elle a été très profondément modifiée aux époques gothiques,
renaissance et classique. Le chevet, étonnamment décoré
d’écailles de bois, est le résultat d’une restauration
récente (image 2).
Le plan (image 3)
est de type basilical à nef à trois vaisseaux. Plusieurs
remarques sont à faire concernant ce plan. Lors de notre
visite, qui a duré moins d’une heure, nous n’avions pu faire
ces observations. Nous rappelons à ce sujet que notre
démarche ne consiste pas à analyser un édifice donné en
profondeur. Analyser en profondeur, cela signifierait pour
nous le visiter de fond en comble, étudier le moindre détail
et y revenir à plusieurs reprises. Car on ne peut pas, en
une seule fois, évaluer toute la complexité d’un édifice
vieux de plusieurs siècles, voire, comme c’est le cas ici,
d’au moins un millénaire. La démarche que nous avons adoptée
dans ce site consiste à effectuer une analyse rapide d’un
très grand nombre (nombre estimé au millier) d’édifices. «
Analyse rapide » ne signifie pas pour autant « analyse
superficielle ». Cependant, nous avons conscience que, en
procédant ainsi, nous passons à côté de détails intéressants
ou de questions fondamentales. Mais nous pensons que, vu le
grand nombre de monuments à décrypter, nous trouverons dans
un « ailleurs » des réponses aux questions posées dans un «
ici ». Enfin, nous espérons que d’autres que nous prendrons
localement le relais des recherches que nous effectuons
d’une façon globale.
Revenons-en au plan de l'image
3. On constate sur ce plan qu’il existe une forme
de continuité entre la nef, l’avant-chœur et les absides.
Cette continuité entre nef et avant-chœur est non seulement
manifeste dans le plan, mais aussi dans l’élévation des murs
(comparer à cet égard les images
8 de la nef et 11
de l’avant-chœur. La seule différence étant la demi-colonne
engagée des piliers de l’avant-chœur qui a peut être été
ajoutée dans le projet d’un voûtement de la nef).
La seule apparente rupture de continuité
est le transept situé entre la nef et l’avant-chœur (image 3).
Le problème est de savoir si ce transept n’a pas été
installé sur une nef déjà construite à la place de deux
travées de l’ancienne nef. Seules des mesures très précises
permettraient de déterminer si cette opération a bien eu
lieu en comparant les largeurs des travées de la nef et de
l’avant-chœur avec celle du transept.
Toujours est-il que l’élévation des murs du transept (image 14) est
différente de celle des murs de la nef (image
9) et de l’avant-chœur (image
11). Ce transept pose aussi d’autres problèmes.
Il semblerait qu’il ait été construit en plusieurs étapes
(voir à ce sujet les images
29 et 30).
Remarquer enfin les grands arcs de croisée du transept de l'image 13.
Ces deux arcs sont très nettement outrepassés. Il
existe en plusieurs endroits du sud de la France des arcs de
croisée de transept outrepassés (voir, par exemple, le
Moutier d’Ahun). Mais c’est la première fois que nous en
rencontrons au Nord de la Loire. Nous les datons des
environs de l’an mille.
Passons maintenant à l’étude des
chapiteaux.
Celui de l'image 16 représente
deux hommes surgissant des angles du chapiteau (celui de
gauche, très abîmé, a pratiquement disparu). Entre les deux
hommes, une tête de lion à peine creusée, est surmontée
d’une sorte de fleur de lys. À droite du personnage de
droite, une sorte de perchoir porte un animal qui paraît
être un oiseau. Le personnage a les bras levés à la manière
d’un orant. Il est surmonté d’un dragon qui semble vouloir
le dévorer. Ce chapiteau est d’art roman archaïque, du même
style que certains des suivants. Manifestement, cette scène
doit avoir une signification symbolique, mais nous n’avons
pas identifié les divers symboles repérés, et ce bien que
l’image de l’homme dévoré par une bête monstrueuse soit
assez fréquente dans l’art roman des XIeou XIIe siècles.
La première fois que nous avons vu les chapiteaux des images 17 et 18, nous
les avons identifiés comme étant du XVIIIesiècle.
Les têtes d’angelots ou « putti » étaient fréquemment
représentées à l’époque baroque décorant à profusion les
retables en bois ou les autels en marbre. Nous nous sommes
en fait bien trompés. Ces chapiteaux sont probablement
beaucoup plus anciens. La partie située en dessous des têtes
enfantines est décorée de deux rangées de feuilles dressées
analogues à des feuilles vues dans d’autres églises ou
musées (exemple : les chapiteaux de images
8 , 9, 10 du musée
archéologique d’Oviedo dans les Asturies. Les
conservateurs de ce musée datent ces chapiteaux du IXeou
Xesiècle). Mais alors où se situe l’erreur ?
Nous pensons que, primitivement, ces chapiteaux devaient
être analogues à celui de l'image
16, qui, lui aussi, comporte à sa base deux rangées
de feuilles dressées (un peu différentes des précédentes).
La partie supérieure de ces chapiteaux des images
16 et 17 devait être très endommagée. Plus
endommagée que celle du chapiteau de l'image
25 conservé en l’état. Au XVIIIesiècle,
des restaurateurs auraient enjolivé cette partie avec des
têtes d’angelot. La vérification doit être facile : cette
adjonction a dû être réalisée en stuc.
Il nous est difficile de nous prononcer sur les chapiteaux à
feuillages desimages 19 ,
20, 21 et 24. Certains ont d’ailleurs été peut-être
faits ou refaits récemment ?
Le chapiteau de l'image
23 est un des rares exemples d’œuvres signées
datables du Moyen-Âge. En haut de la corbeille, est gravée
l’inscription : ME FECI : ISAMBARDASUS : « C’est Isambard
qui m’a fait » On ne sait rien de plus. Et en particulier la
date de fabrication. Un commentaire placé sur une copie de
l’œuvre nous apprend qu’elle est d’inspiration byzantine ou
arabe. Nous aimerions connaître les modèles byzantins ou
arabes qui ont inspiré cette œuvre. Nous repérons plutôt
dans cette image la désormais classique scène des « oiseaux
au canthare », scène présente dans des mosaïques romaines du
IVesiècle. La scène des « oiseaux au canthare
» est pourtant un peu différente. Dans cette dernière scène,
les oiseaux sont symétriques de part et d’autre d’un grand
vase, un canthare. Au cours du temps, la scène a évolué, le
canthare devenant un arbre, un chrisme, ou une croix pattée,
les oiseaux devenant des quadrupèdes. Ici, il y a deux
scènes symétriques par rapport au plan médiateur. Analysons
la scène de droite : on a à la fois oiseaux et quadrupèdes.
L’arbre de vie qui produisait les fruits servant de
nourriture aux animaux sort à présent de la bouche de ces
animaux.
Les chapiteaux des images
25, 26, et, dans une moindre mesure, 27,
ont une décoration florale particulière que nous n’avions
pas rencontrée auparavant.
Les images 28, 29 et 30
montrent que cette partie de l’édifice a été remaniée.
Plusieurs pierres sculptées de forme quadrangulaire se
révèlent d’un grand intérêt. L'image
28 montre une face de la première. Une autre face
de cette pierre se trouve sur l'image
29. Sur
l'image 28, on
retrouve la scène du dragon dévorant un homme. Tout à côté
et sur la même pierre, un quadrupède (un lion ?) représenté
- on ne sait pourquoi - verticalement. La face de l'image
29 est décorée d’un homme nu levant les bras au
ciel dans une attitude d’orant ou d’atlante. Il est encadré
par deux serpents.
La plaque de l'image 30 est
décorée d’un homme aux bras levés coiffé d’un curieux
couvre-chef. Remarquer à droite les deux chapiteaux à
entrelacs.
Remarquer sur l'image 31 la
plaque en forme de croix pattée. Mais le plus intéressant
semble être le chapiteau situé au coin supérieur gauche
agrandi dans l'image 32. On
retrouve dans cette image le lion et l’oiseau de l'image
23.
Un panneau date du XIesiècle les fonts
baptismaux de l'image 33.
Cette estimation rejoint la nôtre. Nous avons constaté que
ce type de décor en succession d’arcs en plein cintre
espacés d’un rayon était présent durant la période romane
(an 1100 avec un écart de plus de 50 ans).
Datation
Nous pensons que cette église est de peu antérieure à l’an
1000. Datation estimée : an 900 avec un écart de plus de 100
ans.
Par ailleurs, les traces de modification au niveau du
transept permettent d’envisager une date différente pour
cette construction. Ou du moins une partie de celle-ci.
Il reste les chapiteaux des images 16,
23, 28, 29, 30 et 32. Deux problèmes les
concernent. D’une part leur datation. D’autre part leur
origine, l’inspiration des décors. Concernant la datation,
nous pensons qu’elle se situe aux alentours de l’an mille.
Le problème de l’origine ou de l’inspiration des décors est
plus complexe. Les scènes représentées sont probablement
inspirées de mythes nordiques. Les formes sculptées des images 28 et 29 s’apparentent
à des formes de Norvège. Cependant, nous ne sommes pas
certains que ces formes soient « normandes ». Plusieurs
peuplades nordiques ont pu occuper la Normandie : Saxons,
Danois, Frisons, Vikings.