Essai de datation des nefs à trois vaisseaux : les postulats
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Principes et postulats
d’évaluation
Nous allons d'abord énoncer quelques principes de base qui
vont être érigés en postulats. Remarque
: la notion de postulat est plus restrictive que la notion
de principe ; un postulat est un principe de base qui ne
peut être mis en discussion. Il est nécessaire d'ériger un
principe en postulat afin d'établir une démonstration.
1. Principe de progrès
durant tout le premier millénaire
L'histoire est bien connue : au début du premier millénaire,
il y avait en Europe et autour de la Méditerranée, une
puissance en pleine expansion : Rome. L'apogée de cette
puissance a été réalisée au cours du IIe siècle.
S'en est suivie une période de déclin due aux invasions
barbares. Et l'Europe ne s'est relevée que beaucoup plus
tard : après l'an 1000, ou même plus, l'an 1050.
Cette histoire, tout le monde y croit, même les historiens
qui estiment qu'entre l'an 400 et l'an 1050, tout a été
détruit et rien n'a été construit.
Nous pensons que cette idée de décadence romaine est une
fausse idée, un fantasme. Cette idée a été forgée à partir
du fait que les armées romaines occupaient de vastes régions
d'Europe au cours du deuxième siècle, et qu'elles se sont
par la suite retirées de ces régions à cause de barbares
issus de l'extérieur. Mais il s'agit là d'une idée
simplificatrice (pour ne pas dire simpliste). Elle tend à
faire croire que ces régions conquises par les romains
formaient un ensemble homogène et complètement romanisé :
voir dans la page précédente intitulée Remise
en question de présupposés en histoire du premier
millénaire l'image
12 Carte
de l'Empire Romain. Les images suivantes
de la même page, présentant des cartes de l'Afrique au XIXe
siècle (période coloniale) et actuellement, montrent que
l'ensemble n'est pas homogène et invitent à penser qu'il en
était de même en ce qui concerne l'empire romain au cours du
premier millénaire. Mais il faut pousser plus loin la
comparaison. : tout comme Rome s'est constitué un empire de
type colonial durant les débuts du premier millénaire, la
France a formé un empire colonial au XIXe siècle.
Cet empire colonial a eu son apogée durant la première
moitié du XXe siècle. La décolonisation a été
déclarée en 1962. Les deux processus, le romain et le
français, sont donc comparables. Mais quelle est la
conclusion de tout cela ? En ce qui concerne Rome, on parle
de décadence à partir du IIe siècle. En ce qui
concerne la France, peut-on parler de décadence après 1962 ?
Certes, la France n'a plus la position qu'elle avait sur le
plan mondial, mais elle est plus riche et plus prospère
qu'avant. Ce n'est pas elle qui s'est appauvrie ; ce sont le
Japon, la Corée du Sud, la Chine et même ses anciennes
colonies qui se sont enrichies.
En conséquence de cette observation, on peut envisager qu'en
ce qui concerne l'empire romain dans son ensemble, il n'y a
pas eu de décadence, mais un changement de modèle de société
: l'empire romain, centralisé sur Rome, aurait été au fur et
à mesure décentralisé, puis disloqué en une multitude de
cités-états qui, pour la plupart, ont conservé pendant des
siècles une culture et des institutions romaines (exemple :
le code de droit romain).
Il est certes possible que, dans une région donnée, à un
moment de son histoire, il y ait eu destruction de richesses
et baisse de revenus pour l'ensemble de la population, mais
nous ne pensons pas que cela puisse concerner l'Europe
entière sur une durée de 600 ans. Nous suivons en cela le
dicton « Il fait toujours beau quelque part ».
La perte de connaissance, durant le premier millénaire, des
techniques inventées par les romains, est aussi une idée
très répandue. Mais ceux qui la propagent ignorent que les
techniques de construction d'une église romane sont
nettement plus évoluées que celles d'une basilique romaine.
On constate une nette évolution et un passage par tous les
styles, du romain au roman, puis au gothique. Ce principe
d’évolution de l’architecture était certes déjà admis par
les spécialistes. Mais ceux-ci considéraient que l’évolution
ne s’était produite que sur un siècle et demi (de 1050 à
1200). Passer d’une évolution étalée sur deux siècles à une
évolution étalée sur neuf siècles complique un peu la donne,
mais, inversement, permet d’effectuer une évaluation en
gommant toutes les incohérences de l’ancien système.
Pour en revenir à l'idée plus générale, aussi très répandue,
d'une perte de connaissance des techniques pratiquées par
les anciens, les promoteurs de cette théorie négligent
l'idée de remplacement d'une technique, ou d'un outil, par
une technique plus évoluée ou un outil plus performant : il
y a cent ans, plus de 80% des français savaient manier une
faux, actuellement, plus de 90% en est incapable ; les faux
ont été remplacées par toute une panoplie d'outils à moteur
thermique ou électrique.
Une évolution simultanée
dans toute l’Europe ...
Il nous faut ensuite considérer que l’évolution ne s’est pas
faite régionalement mais globalement. Une des erreurs
anciennes a été de considérer que chaque région de l’Europe
a pu se fabriquer un style. Il y aurait eu un art roman en
Bourgogne, un autre en Auvergne, un autre en Angleterre,
etc. En fait, et même s'il peut y avoir certaines
ressemblances stylistiques à l’intérieur d’une région, on
constate que ces ressemblances sont mineures par rapport aux
ressemblances existant entre des édifices de régions
différentes. Prenons l’exemple des églises à arcatures dites
lombardes. On les trouve dans une grande partie de l’Europe.
En Lombardie certes, mais aussi en Languedoc, de part et
d’autre des Pyrénées, en Bourgogne. Dans chacune de ces
régions, elles sont dispersées au milieu d’églises romanes
de style différent. En examinant leur répartition, on est
obligé d’admettre que leur réalisation fait partie d’un plan
d’ensemble européen. Un plan d’ensemble qui serait
comparable à celui des fondations cisterciennes : celles-ci
ont de nombreux points communs entre elles et se
répartissent sur toute l’Europe. Cependant, à la différence
des fondations cisterciennes, on ne peut attribuer la
construction des églises à arcatures lombardes à un ordre
monastique ou à toute autre institution religieuse ou
civile. Il faut en conclure que ces édifices à arcatures
lombardes sont caractéristiques d’une époque. Il faut aussi
en conclure que les différences observées entre des églises
romanes d’une même région sont très probablement dues au
fait qu’elles ont été construites à des époques différentes.
Et surtout qu’elles ont suivi des évolutions différentes.
Mais alors, comment expliquer la forte ressemblance entre
certaines églises d’une même région ? C’est le cas en
particulier des grandes églises d’Auvergne : Notre-Dame du
Port de Clermont-Ferrand, Issoire, Orcival, Saint-Saturnin,
Saint-Nectaire. Il nous faut imaginer qu’elles ont été
construites à peu près à la même époque et qu’elles ont
suivi les mêmes évolutions. Peut-être par esprit de
compétition entre villes voisines, chacune des innovations
apportées à l’une devait servir de modèle aux autres.
… mais pas forcément
homogène
Ce titre de paragraphe semble contradictoire avec le
précédent. Lorsque nous parlons d'évolution simultanée, nous
exprimons l'idée que lorsqu'il y a eu une innovation en
architecture, elle s'est répandue immédiatement dans toute
l'Europe (en fait, en matière d'architecture, l'immédiateté
doit être de l’ordre de 25 ans). Cependant, cela ne signifie
pas que l'innovation est automatiquement réalisée à un
endroit donné. À titre de comparaison, à l'heure actuelle,
la ville de Paris est principalement constituée d'immeubles
construits dans la deuxième moitié du XIXe
siècle, alors que la ville de Dubaï est formée de
gratte-ciels modernes. Au cours de notre recherche, nous
avons constaté que les églises de Saxe semblaient être plus
récentes que celles de Rhénanie. Cela pourrait signifier que
l'enrichissement de la Saxe, peut-être consécutif à des
défrichements agricoles, serait consécutif à celui de la
Rhénanie.
Ami lecteur, les principes évoqués ci-dessus sont soumis à
votre réflexion, et éventuellement peuvent faire l'objet de
débats. Comme nous l'avons écrit ci-dessus, à partir du
moment où ils sont érigés en postulats, ils ne doivent pas
être débattus. Ils servent à une démonstration. Et ce sont
les résultats de cette démonstration qui devraient permettre
d'emporter une adhésion à nos idées.
Voici donc l'énoncé d'un premier
postulat : il y a eu tout au long du premier millénaire
une progression régulière et continue, en Europe, et ce,
d'une façon globale. Cette progression a concerné
tout un ensemble de critères (augmentation de la population,
de la richesse, du savoir faire technique, etc.). Le
problème est de savoir pour chacun des critères quel est le
taux de croissance (5% par siècle ? 10% ? 20% ?).
2. Les divers principes
concernant la datation des monuments du premier millénaire
Le rejet des datations
antérieures
Nous avons évoqué cela à de nombreuses reprises, en
particulier dans l'étude de chaque monument. Les datations
ont été effectuées par nos prédécesseurs essentiellement à
partir de textes écrits anciens qui ne décrivaient pas le
déroulé de la construction, mais des événements annexes
parfois très éloignés de la construction : fondation de la
communauté, consécration d'un autel..
Nous en déduisons le postulat
n°2 : Refus de dater à partir des textes écrits.
Il faut cependant nuancer ce deuxième postulat. Certains
textes écrits peuvent permettre d'envisager une datation de
construction. C'est le cas en particulier pour une dévotion
bien datée. Ainsi, pour citer un exemple récent, les
apparitions de la Vierge Marie à Lourdes. Elles ont entraîné
moins de 50 ans après la construction de la basilique du
Rosaire. En conséquence, si on connaît la date d'un
événement particulier (exemple : la mort d'un saint) on doit
pouvoir en déduire une date approximative de construction de
l'édifice mémoriel correspondant. Cependant, de telles
observations sont rares et ne doivent être utilisées
qu'après analyse architecturale, à des fins de vérification,
voire de contestation des datations.
« La » date de
construction : son caractère ambigu
La première question du visiteur occasionnel d’un monument
donné est : « De quand ça date ? ». Il veut une réponse
rapide, succincte et précise. Et si le guide lui répond «
1165 », ce visiteur est pleinement satisfait. Pourtant,
chacun d’entre nous sait très bien que, ne serait-ce que
pour nos maisons actuelles, la datation peut être beaucoup
plus compliquée : il y a la date d’achat des terrains, puis
celle de pose de la première pierre, puis, la date de «
pendaison de crémaillère » ; trois dates différentes parfois
très éloignées dans le temps. Mais l’ambiguïté est encore
plus forte si on considère qu'il a pu y avoir plusieurs
constructions successives. Ainsi, selon les descriptions
mêmes des spécialistes, des églises dites « gothiques du
XIIIe siècle » peuvent contenir des restes «
romans du XIIe siècle ». Ces églises datent elles
du XIIe siècle ? ou du XIIIe siècle ?
Et la difficulté est encore plus grande si on apprend que
l'église est construite sur un temple romain.
Notre idée est la suivante : la date attribuable à l'édifice
est celle fixée par le premier plan générateur de
l'ensemble. Ainsi, si une église a été bâtie au XIIIe
siècle sur des fondations du XIe siècle, la
datation sera du XIe siècle.
On a donc le postulat
n°3 : La date de construction est celle fixée par le plan
générateur, repérable par les fondations de l'édifice.
Les dates des constructions successives
Il existe une sorte d'antinomie entre ce titre de
paragraphe, « Les dates des constructions », et le
précédent, « La » date de constructions. Il y a là un sujet
de réflexion que nous n'avions pas envisagé à l'origine,
obsédés par l'idée de démontrer qu'un monument pouvait être
antérieur à l'an mille. Ainsi, voyant que par exemple, dans
une église, la nef était romane et le chœur gothique, nous
avons porté notre attention sur la seule nef, en négligeant
le chœur. Mais au fur et à mesure des découvertes, nous nous
sommes aperçus qu'il avait pu y avoir deux étapes de
construction, toutes deux qualifiées de romanes ou
préromanes. Un exemple qui arrive fréquemment : une nef et
un transept de styles totalement différents, qualifiés de «
romans », la nef ayant précédé le transept. Notre désir
d'étudier la partie la plus ancienne nous a fait négliger le
reste et nous n'avons pris que récemment conscience de cette
erreur.
On a donc le postulat
n° 4 : Un monument ancien a dans la plupart des cas vécu
diverses étapes de constructions et de destructions. Il
est important d'identifier ces étapes et de les ranger par
ordre chronologique.
Temps d'écart entre deux constructions successives
Nous avons écrit ci-dessus qu'il pourrait y avoir sur un
même bâtiment plusieurs constructions successives et nous
avons donné comme exemple celui d'une église dont la nef est
antérieure au transept. Ce qui signifie qu'il y a eu
plusieurs étapes de travaux : d'abord la construction d'une
église avec nef et chevet, puis la destruction du chevet, et
enfin la construction d'un transept et d'un nouveau chevet,
et ce, sachant que cette nouvelle construction est souvent
d'importance égale à celle de la nef. Posons nous la
question du temps d'écart entre ces deux constructions : 1
an ? 5 ans ? 25 ans ? 125 ans ? Même à l'époque actuelle de
constructions effrénées, les écarts de 1 an et de 5 ans
apparaissent ridiculement faibles. Toute construction
d'immeuble nécessite une grande mobilisation de capitaux qui
sont en général amortis sur une durée de plus de 20 ans. Un
À écart de 25 ans est lui aussi faible car on trouvera
toujours des opposants à la nouvelle construction qui est
censée détruire une partie de l'ancienne, laquelle avait été
financée par la génération précédente. Nous entendons déjà
les commentaires : « Comment donc, le Curé, il veut tout
changer ! Alors que mon père s'est sacrifié pour payer toute
la construction ! ». En conséquence, il nous semble qu'un
écart de 100 ans est plausible.
Postulat
n° 5 : L'écart temporel entre deux constructions sur un
même monument est supérieur ou égal à 100 ans.
Incertitude sur une
datation
À plusieurs reprises, nous avons été confrontés à des
datations du style : « du XIIe siècle », ou, « de
la première moitié du XIIe siècle, ou, « du 2e
quart du XIIe siècle », et ce, sans aucune
justification. La datation a été effectuée « à vue d’œil »
!. Si la première semble normale, les deux autres, et, plus
particulièrement la dernière, semblent exagérément petites.
Nous-mêmes sommes incapables de dater au quart de siècle
près « à vue d’œil » deux œuvres d'art postérieures à l'an
1950, et, à plus forte raison, deux œuvres d'art antérieures
à l'an 1200. Nous en déduisons que les spécialistes qui
avancent ces datations ont, soit un fameux don d'ubiquité,
soit une parfaite méconnaissance du sujet.
Postulat
n° 6 : En absence d'information précise, l'incertitude sur
une datation sera au moins supérieure à 25 ans, mais
plutôt supérieure à 50 ans.
La question de la
formulation d'une datation
Il existe diverses façons de formuler une datation. Les plus
courantes sont le jour, le mois l'année, la décennie, le
siècle. Et pour les temps anciens, on utilise en général le
siècle. Comme écrit ci-dessus, « du XIIe siècle
». Cette formulation de datation a plusieurs inconvénients.
Le premier de ces inconvénients est la rigueur de
l'encadrement des dates : le XIIe siècle, c'est
l'intervalle [1100, 1199] : 1099, c'est du XIe
siècle, 1200, c'est du XIIIe siècle. Mais en
général, on ne se formalise pas de cela, car plus ou moins
consciemment, on accepte une incertitude dans la datation :
« 1099 ? Bof ! On peut dire que c'est du XIIe
siècle ! ». L'inconvénient qui nous semble le plus
significatif apparaît dans l'intitulé de notre site,
millenaire1 : l'an mille ! Cet an mille apparaît à la
jonction de deux intervalles temporels : le Xe
siècle et le XIe siècle . Et donc l'an mille
c'est soit le Xe siècle (préroman), soit le XIe
siècle (roman). Cette dichotomie nous a joué des tours
lorsqu’il a fallu d'une part dater une église « des environs
de l'an 1000 », et d'autre part choisir une couleur de
drapeau pour la carte interactive (vert pour « avant l'an
mille », bleu pour « après l'an mille »).
Afin d'éviter ces inconvénients, nous avons proposé une
datation indiquant la valeur médiane de l’intervalle de
confiance et l'écart par rapport à cette moyenne. Ainsi le
XIIe siècle qui correspond à l'intervalle [1100,
1200] peut s'exprimer sous la forme : an 1150 avec un écart
de 50 ans. Et l'intervalle [950, 1050] correspond à l'an
1000 avec un écart de 50 ans.
Une des dernières difficultés que nous avions rencontrée
lors des précédentes évaluations était l'importance des
écarts (parfois de 200 ans). Nous espérons diminuer
considérablement ces valeurs. Une fois le programme
d'évaluation mis en place, nous comptons ranger les divers
monuments dans diverses classes en ordre chronologique.
Admettons que tous les monuments d'une classe donnée soient
datés entre les années extrêmes a et b. La date moyenne de
la classe est (a+b)/2 et l'écart est (b-a)/2. La date finale
devrait donc être (a+b)/2 avec un écart de (b-a)/2. En fait
on risque de modifier sensiblement la valeur moyenne (a+b)/2
ainsi que l'écart (b-a)/2, afin de respecter un modèle
probabiliste.
Principe de constante
remise en question
Il nous est arrivé à de multiples reprises de critiquer nos
prédécesseurs pour certaines de leurs erreurs. Il ne serait
pas honnête de notre part de refuser d'admettre que nous
pouvons aussi faire des erreurs. En conséquence, nous devons
nous appliquer à tout moment le principe du doute
scientifique.