Proposition d'une réflexion à plus grande échelle : historionomie 

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Deux néologismes : historionomie et historiologie

Je tiens d'abord à rappeler comment m'est venue l'idée de créer deux mots nouveaux : historionomie et historiologie. Lors d'une discussion avec une jeune collègue professeure d'histoire, j'avais défendu l'idée que l'histoire est une science exacte, du fait que par la réalité des évènements produits, il y a une vérité historique. Pour elle, l'histoire est une science humaine, car l'historien (voire chaque être humain) ne peut faire totalement abstraction de son opinion ou de son vécu.

À la suite de cette discussion, j'ai réalisé que nous pouvions avoir tous les deux raison. J'ai alors eu l'idée d'effectuer une comparaison avec la science des astres. Avant les découvertes de Copernic, puis de Galilée, il n'y avait qu'une science des astres tenant compte à la fois de la réalité de leur course dans le ciel et des influences qu'ils peuvent avoir sur les humains. Je me suis aperçu plus tard qu'il y avait deux sciences, une science exacte, l'astronomie, une science humaine, l'astrologie. En fait, les mots mêmes « science exacte » et « science humaine » sont peut-être inappropriés. On devrait plutôt parler de « science visant à l'exactitude » et « science visant à influencer le comportement humain ».

C'est dans cet esprit que j'ai envisagé l'existence de deux sciences en histoire : l'historionomie comme science exacte, l'historiologie comme science humaine. J'ignore si ces mots auront un devenir, mais je suis persuadé que tôt ou tard, il y aura séparation entre ces sciences historiques. Peu importe le nom qu'elles prendront.


Progression de la réflexion

Le dialogue avec la professeure d'histoire est contemporain de la création du site en 2016 et l'idée de créer les deux mots, historionomie et historiologie, a suivi immédiatement après.

On pourrait penser que ce ne sont là que des mots nouveaux inventés pour enjoliver la conversation. Un peu comme celui de « didactique » qui a remplacé le mot de
« pédagogie » qui, pour l'enseignant que j'ai été, n'a suscité aucune différence.

Mais, tout comme la séparation entre astronomie et astrologie a été créatrice d'au moins une science nouvelle, l'astronomie (l'astrologie, en lien avec la psychologie, pouvant être considérée comme une autre science), la séparation entre historionomie et historiologie doit être envisagée comme créatrice de sciences.

Mais avant de démontrer cela, il faut revenir à la séparation entre astronomie et astrologie. Quand s'est-elle effectuée ? On pense immédiatement à Copernic. On parle d'ailleurs de « révolution copernicienne » . En fait, cette révolution a été beaucoup plus lente. Elle a commencé bien avant Copernic, lorsque les déplacements des astres ont été étudiés par des savants éclairés sans tenir compte des interprétations magiques ou déistes. Et elle s'est terminée bien après Copernic, lorsqu'une grande majorité d'individus ont fini par croire aux travaux de ces savants éclairés.

De même, il faut bien comprendre que la séparation entre historionomie et historiologie a commencé bien avant que le dénommé Norbert Breton invente les deux mots. En fait, j'ai eu la chance d'étudier une période en friches, le premier millénaire. Cette période est coincée entre deux grandes périodes : la préhistoire et la période moderne.

Selon moi, les mots de « préhistoire » ou de « protohistoire » sont trompeurs, car ils laissent entendre que les périodes concernées ne sont pas des périodes historiques. Pour ceux qui ont créé ces mots, seuls les textes écrits définissent l'Histoire. Ainsi, on évoque la protohistoire pour parler des peuples qui n'ont pas laissé de documents écrits mais qui ont été cités par d'autres peuples qui, eux, sont considérés comme des peuples historiques. Ainsi les Mayas du Yucatan doivent être considérés comme des peuples protohistoriques. Et les premiers grecs dont parle Homère comme des peuples historiques. Et pourtant, on en sait plus sur l'histoire des peuples mayas que sur celle de ces premiers grecs. Car les vestiges qu'ils ont laissés sont plus évocateurs que ceux de Mycènes ou Tirynthe. Les archéologues qui ont étudié les vestiges mayas ont effectué un travail scientifique de découverte de l'histoire d'un peuple.

À l'opposé, l'histoire des périodes récentes peut être mieux appréhendée grâce à la multiplicité des témoignages écrits. Et l'on peut considérer que les historiens de ces périodes font un véritable travail d'historionomes en croisant les sources de renseignement. Remarquons cependant qu'il y a encore beaucoup à faire, toujours en ce qui concerne l'histoire récente : négationnisme, instructions à charge, destructions de sites (bouddhas de Bamiyan, pillages) ou de bibliothèques.

Mais comme je l'indiquais ci-dessus, la période du premier millénaire s'esr révélée idéale pour une meilleure compréhension des dérives de l'analyse historique. C'est en effet une période de transition entre la préhistoire, connue essentiellement par l'étude des artefacts, et l'histoire, connue essentiellement par les textes historiques. Les historiens de cette période, considérant qu'elle faisait partie de l'histoire, ont fait une approche par les textes historiques, et non par les artefacts. À cela s'ajoute le fait que cette période correspond à la fondation de nombreux états euriopéens. Chaque état a décidé de créer sa propre histoire de fondation. Toutes les conditions étaient réunies pour l'apparition de dérives dans l'interprétation de l'histoire de cette période.


De nouvelles directions de recherches

Je savais auparavant que la recherche historique avait progressé dans des directions imprévues (histoire des religions, histoire des mœurs, histoire de la paysannerie, etc). Mais grâce aux études sur le premier millénaire, j'ai réalisé qu'il pouvait y en avoir d'autres encore. J'en cite quelques unes :

L'histoire monumentale. On peut penser que cette histoire a déjà été largement effectuée, que l'histoire de chaque monument a déjà été bien faite. D'une part, nous ne sommes pas certains de ce dernier point. Mais d'autre part, nous parlons ici de l'histoire d'un ensemble de monuments : l'ensemble de monuments est révélateur d'une histoire. Cela existe déjà en ce qui concerne la protohistoire. La question suivante – comment se fait-il que des peuples tels que les sumériens, les babyloniens, les égyptiens et les mayas, qui ne se sont pas rencontrés, aient créé les mêmes formes de pyramides ? – est une question d'histoire. J'ai donc découvert à travers l'étude des monuments du premier millénaire que ces questions d'histoire monumentale pouvaient aussi concerner le champ historique. Une fois terminée, notre carte interactive des monuments d'Europe pourrait être plus riche en renseignements que maints documents écrits d'époque.

L'histoire des voies maritimes. Il s'agit là d'une histoire négligée. Elle me semble pourtant essentielle. Pour une raison bien simple : le commerce par voie maritime a commencé probablement dès la période néolithique. La navigation se faisait par cabotage. Ce qui signifie que les navires devaient accoster régulièrement la côte. Il y avait donc des installations portuaires, aux débuts sommaires, plus évoluées par la suite. La plupart de ces ports ne sont pas actuellement visibles. Mon hypothèse est que, lorsque ces ports étaient des ports d'estuaires, ils ont été ensevelis sous les alluvions et écartés du littoral. Je pense que pour les retrouver, il suffit de remonter les fleuves et de fouiller à plusieurs mêtres sous terre. Une telle perspective peut prêter à sourire. Tout comme pouvait prêter à sourire la perspective de forer un puits à plus de 20 mètres de profondeur pour trouver du pétrole, avant que Edwin Drake le fasse en 1859.

L'histoire par toponymie. L'étude des toponymes est déjà une pratique courante. Mais il s'agit le plus souvent d'une pratique ponctuelle. En réalisant une carte de France des noms de lieux contenant les syllabes din, don ou dun, expressions héritées du celte « dunum », nous avons, Alain Le Stang et moi-même, pu identifier les régions autrefois occupées par les gaulois (donc ce que les romains appelaient la Gaule, ou les Gaules). Des régions qui ont sans doute été alliées des Francs au VIe siècle. Ce n'était qu'une expérience mais elle peut être étendue à d'autres pays (il existe en Écosse beaucoup de noms en dun ou en deen), ou à d'autres toponymes ( « Condé »,
« rand », « neuilly »).

L'histoire par l'étude des écrits. On pourrait penser que cette étude a déjà été faite et qu’il n'est pas question d'y revenir. C'est pourtant ce qu'il faut faire. Dans bien des cas, ces écrits ont été estimés comme véridiques. Or – c'est plus particulièrement le cas pour les temps anciens – ces écrits sont partiels et partiaux. Il faudrait presque à chaque fois mettre en garde contre les causes d'erreur ou de falsification qui peuvent affecter cinq niveaux différents : la rédaction initiale du document, la conservation, la transcription, la traduction, l'interprétation définitive par l'historien. Il faut ajouter à cela, qu'en essayant de raconter une histoire sur un sujet précis, l'historien effectue un tri sur les informations. Ainsi, pour rédiger une histoire de l'Empire romain, l'historien s'inspirera des écrits de Suétone, mais aussi de ceux de certains de ses collègues historiens. Par contre, il négligera de raconter que le choix d'un nouvel empereur dépendait de la valeur de ses géniteurs (comme pour un cheval de course) et de pratiques magico-religieuses de divination. Ce tri par les historiens, effectué volontarement ou non, a pu laisser croire à un caractère laïc des institutions politiques de l'époque.

Le raisonnement hypothético-déductif. C'est sans doute par là que nous aurions dû commencer. Mais avant cela, revenons aux débats concernant l'astronomie. Nous avons dit auparavant que la grande majorité du peuple n'a été convaincue de l'héliocentrisme que longtemps après la publication du De Revolutionibus Orbium Coelestium (environ trois siècles, de 1543 au milieu du XIXe siècle). Ce retard serait dû, selon moi, à la lutte qui devait s'exercer entre savants. Les uns avançaient des hypothèses modernes, les autres avaient recours aux textes anciens prônant le géocentrisme. Ces derniers avaient beau jeu de dire que les idées modernes n'étaient que des hypothèses dénuées de tout fondement, contraires aux affirmations des anciens. Et que les diverses divagations des planètes ou des comètes résultaient du caprice des dieux. L'héliocentrisme a fini pas s'imposer lorsque le raisonnement est passé de l'hypothétique au déductif, lorsque les déductions ont coïncidé avec la réalité.

Et c'est ce qui devrait se passer en ce qui concerne l'histoire. Dans le cas du premier millénaire, certains historiens, qui pouvaient avoir des idées nouvelles, n'ont pas été en mesure d'émettre des hypothèses, car il leur était immédiatement rétorqué que l’hypothèse qu'ils évoquaient, contraire à la tradition, n'était pas mentionnée dans les documents d'époque. L'hypothèse que nous avons émise est que toutes les églises dites romanes ne sont pas postérieures à l'an mille. Cette hypothèse est contraire à la tradition. Mais elle s'appuie sur l'architecture des édifices et le constat de diverses anomalies dans la construction de ceux-ci. De l'étude de ces anomalies, nous avons fait des déductions. Tôt ou tard, les historiens d'aujourd'hui seront contraints de prendre en compte ces anomalies de construction.

Dans le cadre de l'historionomie, conçue comme une discipline scientifique, toute hypothèse doit être reconnue. Mais elle doit être ensuite étudiée et entraîner des déductions logiques. Et c'est sur ces déductions qu'elle sera jugée.

C'est bien ce qui s'est passé pour de nombreuses hypothèses que j'ai pu faire en rédigeant ce site Internet. Je cite deux exemples.

1. En étudiant l'orientation des églises, j'ai constaté que pour la très grande majorité d'entre elles, c'était l'orientation Est-Ouest qui était privilégiée. Mais il pouvait y avoir des écarts importants par rapport à cette direction. Je n'ai pas cru que ces écarts étaient dûs à des erreurs ou à des maladresses dans les mesures. J'ai alors pensé que cette orientation avait pu être fixée le jour de la fête du saint de la dédicace. Mais les orientations des églises consacrées à Notre-Dame de l'Assomption étant toutes différentes, j'ai arrêté mes recherches sur ce point. La question reste ouverte.

2. En apprenant que les soldats romains touchaient un revenu lors de leur démobilisation, j'ai envisagé que les légions avaient pu créer un système de fonds de retraite à destination des soldats ou des fonctionnaires romains. Il semblerait que cette hypothèse soit justifiée (à ce sujet, lire le commentaire de l'image 19 concernant le Mausolée de Publicius, sur la page du Musée Romain Germanique de Cologne).