Remise en question des datations en architecture du premier millénaire
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Il y a eu trois directions dans notre réflexion sur la
datation des monuments du premier millénaire. : la prise de
conscience d'erreurs ou d'incertitudes de datation,
l'identification de taxons, la méthode de classification
chronologique. Ces trois opérations apparemment successives
(on remet en question des résultats, on identifie les causes
et enfin on élabore une nouvelle théorie) ont été en fait
opérées simultanément avec à chaque fois des progrès dans
chacune des directions.
1. Prise de conscience des
erreurs de datation
Cette prise de conscience a commencé pour nous, il y a plus
de 40 ans, à partir d'une simple question : comment se
fait-il que deux monuments, l'un d'aspect très primitif,
l'autre très évolué, soient datés d'une même période ? Petit
à petit, le doute s'est insinué. Et nous nous sommes
interrogés sur la façon de dater des historiens de l'art qui
nous ont précédés. Il y a plus de huit ans, lors de la
création du site, nous avons même décidé de ne consulter
préalablement aucun document afin d'élaborer une datation
sans être influencés par les conclusions antérieures. Mais
assez rapidement, nous avons réalisé que ce risque d'être
influencés était minime, car les analyses que nous faisions
de l'architecture des édifices et les conclusions que nous
en tirions se révélaient bien supérieures (à notre avis) à
celles effectuées précédemment. Aussi nous avons de nouveau
repris la lecture des écrits des historiens de l'art, car
elles pouvaient apporter des renseignements intéressants
(plans d'édifices, détails que nous n'avions pas observés,
révélation de textes anciens citant ces monuments, etc.).
Loin de nous convertir, ces lectures nous ont fait découvrir
que l’ignorance en matière de datation des monuments
antérieurs à l'an 1200 était plus importante que l'on
croyait. Notre défiance vis-à-vis des datations des
historiens de l'art est passée en quelques décennies de 5% à
95%. Une expérience que chacun peut faire pour soi-même.
Nous pouvons déduire de nos observations qu'il y a eu un
véritable déni de l'existence de ces monuments avant l'an
mille (hormis les monuments romains). Mais, plus encore,
nous avons observé un autre déni que nous n'attendions pas :
déni de l'existence de monuments après l'an 400. La
certitude sur cette observation est moins forte car nous
n'en sommes qu'aux débuts. Il semblerait qu'il y ait eu deux
types de « compressions » de datations : les monuments
construits entre l'an 600 et l'an 1200 ont été rangés
principalement dans le XIIe siècle, plus
exactement entre l'an 1050 et l'an 1200). Les monuments
construits entre l'an 1 et l'an 600 ont été rangés
principalement dans le Iersiècle de notre ère
(hormis les fortifications toutes dites du « IVe
siècle »).
2. Comment se fait-il
qu'il y ait des erreurs de datation ?
Il s'agit là d'une question récente. Il faut comprendre que
nous avons étudié plus de 2000 monuments. Pour un grand
nombre d'entre eux (nous n'avons pas fait le décompte, mais
probablement plus de 400), un monument antérieur à l'an
mille était cité dans la documentation. Mais,
systématiquement, le monument, en général une église, était
déclaré postérieur à l'an mille. Et ce sans explication.
Auparavant, nous ne cherchions pas des explications.. Il
nous suffisait de constater les contradictions ou les
incohérences au niveau de l'architecture. Mais le caractère
systématique de ces discours erronés, et surtout le fait
qu'il n'y ait pas vis-à-vis de nous de tentative de dialogue
ou de débat contradictoire, nous incite à nous poser la
question ci-dessus. Nous avons tour à tour envisagé
plusieurs hypothèses. La première d'entre elles était que
l'Histoire de la France ayant commencé avec l'usurpation de
Hugues Capet vers l'an mille, il ne devait, selon les
historiens, subsister aucun monument antérieur à cette date.
Une autre explication venait du fait que les documents
écrits antérieurs à l'an mille étaient rares et que la
rareté de ces documents et surtout la difficulté de dégager
un style des monuments cités au Xe ou au IXe
siècle, les faisait dater d'une époque ultérieure. Nous
envisagions aussi l'erreur due au mimétisme ou au
« copié-collé » : un premier historien estime qu'un monument
x date du XIIe
siècle. Un autre historien analysant un autre monument y note quelques
ressemblances avec le monument x
et, s'inspirant du témoignage du premier historien, date le
monument y du XIIe
siècle. La technique du « copié-collé » consistant à répéter
sans discernement ce qu'a écrit un historien précédent est
aussi source d'erreurs. Il arrive aussi fréquemment qu'un
historien, cherchant à dater une construction, interprète
faussement la fondation d'une communauté ou la consécration
d'un autel. Cependant, il nous semble que l'erreur
principale est due au « je-m’en-foutisme ». Chacun considère
que la question de la datation est une question secondaire.
Peu importe pour tous que la date soit du IXe ou
du XIIe siècle. L'important est qu'ils puissent
donner une date pour apparaître compétent. Et plus la date
est précise, plus ils donnent l'impression d'être
compétents. Et chacun peut compter sur la quasi totalité des
collègues aussi peu compétents que lui pour assurer sa
défense quand un trublion remet tout en question.
3. L'identification de
taxons
Nous rappelons ce qu'est un taxon. C'est un élément
caractéristique d'une espèce vivante. Nous transposons à
l'architecture ce mot utilisé par les biologistes. La mise
en évidence de taxons a permis dans le passé d'opérer une
classification des êtres vivants. Notre idée a été
d'identifier des « taxons » de monuments anciens. Nous avons
commencé par les nefs à trois vaisseaux d'églises à plan
orienté. Nous avons réussi à trouver des éléments
caractéristiques (formes des piliers et des arcs) permettant
d'envisager une évolution des constructions. Puis est venue
l'analyse du plan d'ensemble de l'église (nef, transept,
chevet et éventuellement ouvrage Ouest). Là encore, un
schéma évolutif se dessine. Au fur et à mesure de notre
recherche, d'autres idées de taxons ont été repérées. Nous
envisageons de les rechercher dans les éléments de décors
(arcatures lombardes, arcs entrecroisés, corniches), les
formes architecturales de portes ou de baies, les thèmes
iconographiques. Et nous pensons que d'autres taxons peuvent
être décelés dans des pièces de mobilier (autels, fonts
baptismaux, sarcophages). Bien sûr, dans cette recherche,
les sources écrites ne doivent pas être négligées mais sans
leur accorder la prééminence qu'elles avaient pu avoir
auparavant.
Il existe aussi des méthodes d'analyse scientifique
permettant de dater des monuments. Il en est ainsi de
l'analyse au C14 ou d'autres isotopes. Jusqu'à présent, il
était relativement difficile d'utiliser ces méthodes sur des
mortiers mais l'outillage deviendrait de plus en plus
perfectionné, permettant de fournir une datation à partir
d'un échantillon de taille infime. Or la plupart des
mortiers ou torchis contiennent à l'état de traces des
restes de végétaux, donc de carbone. Une telle analyse
est-elle possible actuellement ? Gageons que si elle ne
l'est pas, elle finira par l'être. Cependant, nous pensons
que dans l'immédiat, cette méthode, même correctement
utilisée, est inefficace. En voici la raison : supposons,
ami lecteur, que vous soyez convaincu qu'une église de votre
commune est antérieure de plus de trois siècles à la date
qui a été affichée auparavant, par exemple, le XIIe
siècle. Vous envisagez donc une expertise par datation au
C14 ... Mais il faut en faire la demande … à un organisme
analogue à celui qui existe en France, la DRAC … où siègent
les personnes qui ont affirmé que l'église était du XIIe
siècle ! Alors, ami lecteur, votre demande sera rejetée
(trop cher, recherche inutile, …) ou bien, si elle est
acceptée, les résultats seront détournés avec des
justifications du style : « on a trouvé à l'intérieur de
murs construits au XIIe siècle des matériaux du
IXe siècle utilisés en remploi »). Selon nous, il
y a plus de 90 chances sur 100 pour que cela se passe ainsi.
Mais bien sûr, à la longue, après la disparition des
opposants, ces méthodes finiront par s'imposer.
4. La méthode de
classification chronologique
En fait, cette méthode est connue depuis plusieurs siècles.
C'est la méthode de stratigraphie utilisée par les géologues
qui avaient auparavant repéré et identifié des couches
stratigraphiques. Sachant que dans la grande majorité des
cas, la couche du dessus est postérieure à la couche du
dessous, ils ont rangé ces couches dans un ordre croissant,
d'abord localement, puis globalement. Ils sont arrivés à
identifier des âges géologiques comme le Jurassique et le
Trias et les ont classés dans une échelle temporelle. Enfin,
grâce à d'autres méthodes, ils sont arrivés à estimer la
datation de ces couches géologiques.
C'est la méthode que nous avons envisagée dès la mise en
place de notre site. Tout comme pour les couches
stratigraphiques des géologues, les diverses campagnes de
travaux qui affectent un édifice peuvent éventuellement être
rangées par ordre chronologique. Mais à la différence des
couches stratigraphiques qui sont en général superposées,
les pans de bâti témoins de modifications du plan initial
peuvent être difficiles à identifier : parfois superposés,
souvent juxtaposés. Ils peuvent même être indiscernables, le
maître d’œuvre de la nouvelle étape de travaux voulant, par
un souci d'esthétique, copier le style de l'ancienne.
5. Conclusion
Rappelons ce qui a été dit en début de texte : les trois
directions que nous avons suivies (prise de conscience des
erreurs de datation, identification de taxons,
classification chronologique) ont évolué de pair. Cependant,
les résultats que nous avons obtenus, s'ils permettent
d'alimenter des intuitions, ne sont pas encore tout à fait
performants. Il est devenu nécessaire de quantifier tout
cela afin d'obtenir une datation plus précise. Nous pensons
que cela est possible. Tout comme les géologues ont été
capables de dater des couches stratigraphiques, les
historiens de l'art doivent être capables de dater les «
couches » de travaux effectués de l'an 1 jusqu'à l'an 1200.