L’église Notre-Dame de Thines (commune de Malarce-sur-la-Thines)
Quillé sur un petit sommet dominant la rivière de Thines, le
petit village de Thines bénéficie d’un panorama exceptionnel
(images 1, 2 et 3).
Son église, à première vue sans intérêt, domine le village.
Pour la découvrir, il faut gravir une petite rue pavée, une
« calade » (nom donné à ce type de voie dans le Sud de la
France). La vision de l’entrée de l’église nous récompense
de cette montée (image 4).
Le lecteur un peu averti risque d’être
surpris que l’on puisse parler de cette église qui est datée
du XIIesiècle, donc du deuxième millénaire, et
donc se situe hors du cadre de notre étude. Il y a plusieurs
raisons à cela. La première d’entre elles est d’ordre
touristique : on ne peut être amateur d’édifices préromans
sans être aussi amateur d’édifices romans et si on est
amateur d’édifices romans on ne peut passer dans la région
sans visiter Thines. Mais il existe une autre raison : cette
église surprend par son originalité. En prenant conscience
de cette originalité, nous nous sommes sentis obligés de
nous poser la question : « où ont-ils trouvé cela ? ». Cette
question, nous tenterons d’y trouver une réponse en fin de
page.
Le portail monumental (image
5) devait avoir fière allure. Il est
malheureusement très dégradé. Son tympan a disparu. Quant au
linteau, il présente quelques vides
(image 9).
Selon nous, ce portail serait caractéristique d’un art roman
tardif (fin XIIe- début XIIIesiècle). Il y a
plusieurs raisons à cela. La première d’entre elles vient du
fait que ce portail est à grand développement. Il semblerait
qu’au XIIesiècle, les autorités religieuses
aient cherché à faire rentrer les gens dans les églises.
L’instruction religieuse par des images semble plus se
développer sur les portails (tympans et linteaux) que sur
les murs (fresques) ou les chapiteaux. Il sembler même que
plus tard, à l’époque gothique, les vitraux, trop éloignés
pour être clairement identifiables, aient plus servi à
illuminer l’église et à la colorer qu’à éduquer les foules
... qui ne demandaient pas à l'être. Le portail servait
alors à décrire ce que l’église, dans laquelle le pèlerin
allait pénétrer, apportait d’essentiel.
Les statues-colonnes disposées à l’entrée (image
6) sont aussi caractéristiques de cette période.
Il s’agit bien de statues-colonnes et non de statues posées
à l’intérieur d’une niche : on distingue bien, au-dessus de
l’auréole du saint, l’entablement destiné à porter le
chapiteau.
Le linteau (images 7, 8
et 9), quant à lui, est aussi caractéristique
d’une période transitoire entre le roman et le gothique. De
l’attribution à la période gothique, on discerne la finesse
des sculptures et le soin particulier apporté à certains
détails des vêtements ou des chevelures. Mais l’appartenance
au style roman se justifie par le peu de respect des
proportions (têtes surdimensionnées par rapport aux corps).
Caractéristique aussi de cette fin du XIIesiècle
est le choix de thèmes bibliques. On assiste successivement
aux événements de la Passion de Jésus-Christ : l’entrée de
Jésus dans Jérusalem (image
7), la Sainte Cène (image
8), et probablement , le Jardin des Oliviers,
scène en partie disparue (image
9). Est-ce une illusion mais certains costumes
des personnages laïcs, en forme de jupes plissées, nous
semblent plus analogues aux kilts écossais qu’aux robes du
Moyen-Âge. Nous avons déjà fait une observation semblable au
sujet du tympan de Lapeyre (Aveyron).
Après avoir franchi la grille du cimetière, nous longeons la
façade Sud (image 10).
Nous y découvrons deux belles fenêtres. La première (image 11) a sans
doute été profondément restaurée (chapiteaux identiques).
Mais c’est la seconde qui se révèle la plus intéressante,
non seulement à cause de sa polychromie en rouge et blanc,
mais aussi par la finesse des sculptures ornant les
chapiteaux et les voussures (image
12).
La suite de la visite conduit à une
véritable apothéose de l’art roman. Nous avons un jour lu
l’expression, « l’art roman a horreur du vide », pour
exprimer le fait que, dans les églises romanes, toutes les
surfaces étaient ornées. Un peu comme dans les retables
baroques dans lesquelles le regard ne rencontre que des
parties peintes ou sculptées.
Le chevet de Thines (image
13) ne peut être qualifié de « baroque ». On y
découvre en effet des parties abondamment décorées et
d’autres totalement vides d’ornementation. Et ce dans une
juste mesure, les parties vides mettant en valeur la
richesse du décor des autres parties.
Il faut se plonger dans le détail de ces parties décorées
pour en admirer la finesse. Considérons par exemple la
partie sommitale de la clôture de l’abside (image
14). Le couronnement s’avère classique, vu sur de
nombreux chevets d’églises : au dessus d’une succession
d’arcatures lombardes, est placée une ou deux frises de «
dents d’engrenage », et au-dessus la corniche. Parfois les
modillons qui portent les arcatures sont sculptés. Mais dans
le cas de Thines, la recherche esthétique s’avère plus
importante : ici tous les modillons sont sculptés, les arcs
abritent des sortes de tympans demi-circulaires en
alternance rouges et gris, la bande horizontale des
arcatures située au-dessus des arcs est rouge, une frise de
trapèzes supporte les deux frises de dents d’engrenage.
Enfin toutes les frises de la corniche de bord de toit sont
sculptées.
On retrouve la même richesse de décor sur les images
16, 17 et 18. Il en est de même à l’intérieur (images 18,19, 20, et 23
).
Concernant la décoration du fond d’abside, formée de bandes
horizontales en alternance rouges et grises (image
20), nous serions tentés d’y voir une création
très originale symbolisant le ciel et les orbites des
planètes. De fait, il est possible que ce type de
représentation ait été plus répandu. Un chevet pareillement
décoré est visible à San Galgano de Montesiepi , en Toscane
(Italie). À San Galgano, la représentation symbolique du
ciel est plus évidente encore qu’à Thines.
Cela étant, il semblerait bien que ces
décors ne puissent être attribués à une date antérieure à
l’an 1100.
La polychromie de pierres éveille notre attention. Mais
cette polychromie n’est pas un événement exceptionnel.
Surtout dans cette région située à l’Ouest du Massif
Central. On trouve des décors polychromes dans le
Puy-de-Dôme (Notre-Dame-du-Port à Clermont-Ferrand, Issoire)
mais c’est surtout en Haute-Loire (Le Puy, Brioude, Le
Monastier-sur-Gazeille, Saint-Paulien) que l’on trouve les
expressions les plus originales ; en particulier l’abbatiale
Saint-Chaffre de Monastier-sur-Gazeille. Selon la page de
Wikipedia décrivant Notre-Dame de Thines, « l’église
a été construite par les bénédictins entre 1170 et 1190 ;
elle dépendait de l’abbaye Saint-Chaffre du Monastier ».
Cette dépendance vis-à-vis de l’abbaye Saint-Chaffre
expliquerait selon la plupart des auteurs un influence de
cette abbaye sur la décoration de Notre-Dame de Thines.
Il existe néanmoins quelques petits détails qui posent
problème. Tout d’abord, autant que nous le sachions par les
images que nous avons de l’abbatiale Saint-Chaffre, le décor
polychrome de cette abbatiale est différent de celui de
Thines (absence d’arcatures lombardes, et, inversement,
présence d’un décor de marqueterie de pierres). Par contre,
le décor de marqueterie de Saint-Chaffre est plus proche de
celui d’Issoire ou même de Ruoms (visible dans une des pages
précédentes). Selon nous, les décors de Saint-Chaffre et de
Thines sont fondamentalement différents et il n’y a que deux
possibilités : soit il n’y a pas eu d’influence de la
première sur la seconde, soit les deux décors ont été
réalisés en des périodes différentes, les styles ayant
entretemps été modifiés.
Autre détail : observons plus particulièrement l'image
15. La fenêtre centrale est encadrée par deux
colonnes adossées à la paroi. Mais un examen plus attentif
nous montre que chacune de ces colonnes est en fait composée
de deux parties séparées entre elles par un chapiteau. En
bas, un pilastre à section rectangulaire, en haut une
colonne à section circulaire. Le décor sculpté d’un de ces
pilastres est fait de feuilles de lierre (images
16 et 17). Il s’apparente à des décors de
sarcophages paléochrétiens ou même à la frise sur tranche de
l’autel de Sauveplantade (page précédente). Par ailleurs, il
faut noter que la pratique notée plus haut consistant à
adosser à des chevets des piliers à section rectangulaire
surmontés de colonnes cylindriques est présente sur des
monuments que nous estimons antérieurs à l’an 1000
(Saint-Jacques de Béziers, Sainte-Marie d’Alet) mais absente
(du moins à notre connaissance) sur des monuments romans.
Il ne faut pas néanmoins s’emballer. L’ensemble de la
construction semble bien dater de la seconde moitié du XIIesiècle.
Peut-être de la période entre 1170 et 1190 comme l’annonce
la page de Wikipedia sans toutefois apporter de preuve ou de
justification. Cependant, il faut bien réaliser que la
présence de cette église en cet endroit est dérangeante.
Imaginons la situation contraire : que nous ayons eu
connaissance d’une église ayant les particularités ici
décrites et qu’on nous ait demandé de la placer ; ce n’est
certainement pas là que nous l’aurions mise : au fin fond de
l’Ardèche, dans un lieu pauvre et désolé, à l’écart de toute
voie de communication.
L’influence de l’abbaye Saint-Chaffre ne nous semble pas
déterminante. Il doit y avoir autre chose que nous ignorons.
Et cette autre chose que nous ignorons pourrait être
beaucoup plus importante que la seule petite église
Notre-Dame de Thines.
Nous pensons en effet que la Gaule qui, selon les historiens
actuels était unifiée à l’époque romaine, ne l’était pas
dans la réalité. Il suffit de repérer sur le territoire
français les cités détentrices de monuments romains. On
s’aperçoit que, hormis le Bas-Languedoc et la vallée du
Rhône, les autres territoires sont pratiquement vides de
tout monument romain.
Nous pensons aussi que la colonisation de la Gaule par les
romains doit être comparée à celle de l’Afrique par les
occidentaux. Une colonisation qui s’est faite
progressivement. Peut-être dès le XVIesiècle
comme pour les Amériques, mais moins rapidement. Au fur et à
mesure des progrès de la colonisation, les terres les plus
riches ont été confisquées aux autochtones qui ont eu pour
dernière ressource de se réfugier dans les terres arides des
montagnes. Parfois, ils ont repoussé plus loin d’autres
peuples installés avant eux. C’est le scénario que nous
envisageons en ce qui concerne la colonisation de la Gaule.
On le sait déjà pour le peuple basque, d’origine
préceltique. Mais nous pensons qu’il a dû en être de même
pour d’autres peuples. En particulier, certains d’entre eux
situés au Sud du Massif Central, autour ou sur les Cévennes
: les Ruthènes (dans le Rouergue), les Gabales (dans le
Gévaudan), les Vellaves (dans le Velay). Ces peuples
étaient-ils d’origine celtique ou préceltique ? On ne peut y
répondre. Mais il est certain qu’ils ont dû conserver des
traditions et des cultures. Et, si on fait la comparaison
avec l’Afrique colonisée, l’art ne s’est peut être exprimé
qu’au travers de matériaux périssables comme le bois (ou la
pierre plus ou moins brute de pauvres églises rupestres
comme celle de Toulongergues que Alain Le Stang nous a fait
découvrir). Il est donc possible que l’originalité qui se
manifeste à Notre-Dame de Thines soit attribuable à la
présence à proximité d’un ou plusieurs édifices aujourd’hui
disparus.
Datation envisagée
pour Notre-Dame de Thines : an 1075 avec un écart supérieur
à 50 ans.