L’abbatiale Saint-Étienne de l’Abbaye aux Hommes de Caen 

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L’abbaye aux Hommes est la version quasi symétrique de l’abbaye aux Dames, dont l’abbatiale a été étudiée dans la page précédente. Les deux abbayes se trouvaient au moment de leur création à l’extérieur de la ville de Caen, la première à l’Ouest, la seconde à l’Est, de part et d’autre du château construit par Guillaume le Conquérant. Selon la tradition, les deux abbayes auraient été fondées, par Guillaume, pour l’abbaye aux Hommes, par son épouse Mathilde, pour l’abbaye aux Dames, afin d’obtenir le pardon pour leur mariage prohibé par l’Église pour des raisons de consanguinité.

Nous venons d’écrire « selon la tradition ». Nous ne savons pas, en effet, quelle est l’exactitude de ce récit. Les historiens locaux eux-mêmes sont divisés. Ils doutent que la consanguinité des époux ait été une raison suffisante de litige entre le duché de Normandie et la Papauté. En ce qui nous concerne, nous estimons qu’il serait utile de connaître les textes anciens en relation avec cette histoire. Il est certes fort possible que les deux abbayes aient été fondées l’une par Guillaume, et l’autre par Mathilde, et que tous deux aient programmé et assisté à la construction des deux abbatiales (comme Louis XIV pour le château de Versailles). Cependant nous savons que, au cours du Moyen-Âge, des constructions d’édifices ont été faussement attribuées à des parrains célèbres. Il est donc possible qu’il en soit de même pour les monuments de Caen. Par ailleurs, nous avons vu dans la page précédente qu’une partie de la façade Ouest pouvait être antérieure à l’an 1000. C’est-à-dire bien avant l’intervention de la Reine Mathilde datée des alentours de l’an 1060.


Avant d’examiner l’abbatiale Saint-Étienne, arrêtons-nous devant le Palais Ducal situé en face de l’entrée Ouest de l’abbatiale (image 1). Ce palais date du XIVesiècle. Il occupe l’emplacement de l’ancien palais ducal daté du XIe siècle. Peut-être même a-t-il conservé des murs de cet ancien palais ?

Les images 2, 3, 4, 5, 6 suivantes représentent la façade Ouest de l'abbatiale et ses tours. Que convient-il de remarquer ? Tout d’abord la partie inférieure située sous le pignon (image 3). On y voit tout d’abord, au rez-de-chaussée, trois portes non pourvues de porches d’entrée et peu décorées. La décoration semble d’ailleurs récente. Reproduisait-elle une décoration antérieure ? Nous n’avons pas la réponse. Sur chacun des deux étages supérieurs, on découvre cinq fenêtres (trois éclairant le vaisseau principale, une pour chacun des collatéraux). Ces fenêtres, à simple ressaut, ne sont pas décorées. Même pas un « sourcil » pour les protéger des intempéries ! L’ordonnancement bien régulier de l’ensemble fait envisager qu’il a été construit dans le même projet architectural. Il faut comparer cette partie avec celle de la façade Ouest de la Sainte-Trinité (page précédente). Pour cette dernière église, les fenêtres non décorées, analogues à celles de Saint-Étienne, ne sont visibles que sur les collatéraux et seulement au premier étage. En conséquence de cette observation, on peut en déduire que, concernant la Trinité de Caen, la partie centrale du premier étage (image 3 de la page précédente) est postérieure à la construction initiale.

De part et d’autre du pignon central, les tours parfaitement symétriques constituent l’essentiel de l’élément décoratif (image 4). Nous pensons que la construction de l’étage 3 est contemporaine de celle des étages inférieurs. Par contre les étages 4 et 5, de style différent, sont postérieurs à la construction initiale. Ceci est encore plus vrai pour les flèches qui doivent dater de l’époque gothique.

Remarquer le travail de marquèterie de pierre au-dessus des fenêtres du 5eétage (image 6). Nous avons déjà rencontré une décoration analogue en plusieurs endroits. En particulier à Ruoms, dans l'Ardèche, ou au chevet de certaines églises d’Auvergne (Issoire, Notre-Dame du Port à Clermont-Ferrand). Ce pourrait être un marqueur de datation.


L'image 7 est très intéressante car elle montre que le collatéral Nord est très élevé par rapport au vaisseau central. On y trouve deux étages de fenêtres. Ces fenêtres sont semblables à celles que l’on a sur la façade Ouest. On peut penser que, dès l’origine, les collatéraux étaient séparés en deux étages. L’étage inférieur était en communication avec le vaisseau central de la nef. À l’étage supérieur, on devait avoir des tribunes.

Le chevet (image 8) est nettement gothique. On découvre cependant des traces de modifications effectuées durant cette période gothique.

Venons-en à l’intérieur de l’édifice (image 9 et suivantes). Ce qui était pressenti à l’extérieur se retrouve à l’intérieur : de vastes tribunes recouvrent les collatéraux
(images 10 et 14). Les murs latéraux du vaisseau central (image 14) apparaissent romans. Du moins pour les deux premiers étages. Ils sont selon nous contemporains de la façade occidentale. Et si l’on s’en tient à une fondation de l’abbaye par Guillaume le Conquérant, ils dateraient du milieu du XIesiècle. Il existait donc une tribune qui était probablement posée sur un plancher charpenté. En effet, les voûtes qui actuellement soutiennent cette tribune sont sur croisée d’ogives (images 11 et 13). Les piliers de soutien de la voûte du collatéral Sud sont datables du XIVevoire XVesiècle (gothique flamboyant). Inversement, la voûte couvrant la tribune, en arc plein cintre, est probablement d’origine.


Tout comme pour l’église de la Trinité de Caen, le premier édifice construit devait être charpenté et non voûté en croisée d’ogives comme il l’est à l’heure actuelle. Il serait difficile d’affirmer le contraire. Nous rappelons en effet que le voûtement en croisée d’ogives est l’innovation fondamentale qui a permis la construction des grandes cathédrales gothiques du XIIIesiècle. Cette innovation n’a pu être apportée que vers la fin du XIIe siècle.

Nous pouvons néanmoins le remarquer à partir des images. Sur l'image 15, la colonne demi-cylindrique engagée « traverse » la corniche qui passe d’une manière continue sur les chapiteaux, la seule discontinuité étant au niveau de la colonne. On retrouve la même disposition au-dessus, au niveau des chapiteaux de la tribune
(image 16). Par contre, au-dessus encore pour les chapiteaux qui soutiennent les arcs de la croisée d’ogives, il n’y a pas de discontinuité. On en déduit que les deux corniches inférieures faisaient partie de l’édifice primitif. Lorsqu’il a été décidé de construire la voûte sur croisée d’ogives, on a décidé d’accoler au pilier la colonne demi-cylindrique pour soutenir les arcs. Et par là même d’enlever la partie de corniche au passage des arcs.

Passons à présent à l'image 17. On constate, tout en haut de cette image, que les voûtes sont sexpartites. Chaque voûte a été installée non pas sur une travée, mais sur deux travées consécutives. On constate au niveau de l’étage supérieur une dissymétrie à l’intérieur de chaque travée. On y voit en effet, au centre, une grande baie. Mais on y voit aussi un arc soutenu par un pilier. Le pilier est soit à droite (images 19 et 21), soit à gauche (images 18 et 20). En fait, la dissymétrie n’est qu’apparente. : il y a bien symétrie au niveau des deux travées consécutives qui soutiennent la voûte sur croisée d’ogives.

Dans un premier temps, nous avions envisagé que cette disposition (symétrique pour deux travées, asymétrique pour une seule) avait été faite lors de la construction de la voûte sur croisée d’ogives. Cependant nous avons remarqué que les chapiteaux des colonnes cylindriques de la galerie supérieure (images 18, 19, 20 et 21) sont romans (et des débuts de l’art roman). Il est donc possible que dès le début de la construction ou lors d’une étape intermédiaire, les constructeurs aient associé deux travées consécutives pour bâtir le toit. La confirmation nous est donnée au niveau des piliers. Nous avons dit auparavant qu’une colonne demi-cylindrique était accolée au pilier (images 15 et 16). Mais ceci n’est vrai que pour un pilier sur deux. Dans les autres cas, un pilastre à plan rectangulaire est intercalé entre le pilier et la colonne
(images 17 et 20). À remarquer sur l'image 20 que le pilastre s’arrête presque au même niveau que le sommet de l’arc. Il est surmonté par un chapiteau représentant un monstre dévorant deux têtes humaines. Au-dessus de ce chapiteau, il n’y a plus de pilastre mais une colonnette cylindrique.

Pour en revenir à ce pilastre, il est possible qu’il ait servi à porter un arc doubleau en pierre, lequel aurait contribué à porter les madriers en bois du toit. Mode de couvrement rencontré dans de nombreuses églises principalement gothiques. Mais qui devait exister dès l’époque romane.


On ne peut quitter l’église sans admirer la très belle perspective du transept et du chœur (images 22, 23 et 24).

La légende de la création des deux églises, la Sainte-Trinité et Saint-Étienne, a-t-elle un fondement ? Il est difficile de le savoir. Si c’est le cas, elles devraient être entièrement jumelles. Or, comme on vient de le voir, ce n’est pas tout à fait le cas : à Saint-Étienne, les collatéraux sont hauts de deux étages avec une tribune dans la partie supérieure; à la Trinité, les collatéraux sont moins hauts et il n’y a pas de tribune.

Il existe cependant une certaine ressemblance entre les galeries supérieures des deux églises. On peut envisager que les protagonistes ont voulu faire des églises similaires, mais avec une insistance plus grande sur Saint-Étienne qui devait être utilisée pour les cérémonies d’apparat, les puissants du duché occupant les tribunes.


Datation envisagée
pour Saint-Étienne : an 1050 avec un écart de 50 ans.