L’abbatiale de la Sainte-Trinité de l’Abbaye aux Dames de Caen
Un panneau disposé à l’entrée du site
nous apprend ceci : « La
Reine Mathilde repose depuis 1083 dans l’église de
l’abbaye bénédictine qu’elle fonda pour avoir épousé son
lointain cousin le Duc Guillaume. L’église abbatiale fut
consacrée à la Trinité en 1066 et sa construction achevée
au début du XIIesiècle. Quarante six
abbesses recevant le titre de « Madame de Caen » se
succédèrent à la tête de ce monastère féminin jusqu’à la
Révolution. »
La page de Wikipedia réservée à cet édifice est un peu plus
explicite : « Les travaux
de l'église de l'abbaye aux Dames commencent en 1062 et
sont achevés en 1130. On commence par le chevet, au XIe siècle, puis on ajoute de petits arcs-boutants à
l'extérieur pour renforcer l'édifice. Le 18 juin 1066, a
lieu la dédicace de l’abbatiale de la Trinité encore en
travaux, la célébration coïncidant avec l'assemblée des
barons et prélats réunis à Caen au printemps de 1066 pour
préparer l'expédition en Angleterre. Mathilde est morte en
1083 et son tombeau se trouve toujours dans le chœur de
l'église. »
Il faut tout d’abord noter que ce texte confirme en partie
ce que nous avons dit en plusieurs occasions, et tout
particulièrement dans la page précédente concernant la
cathédrale Notre-Dame de Bayeux : la date de consécration ne
correspond pas obligatoirement à la date d’achèvement des
travaux.
La précision des dates (début des travaux en 1062, fin des
travaux en 1130) fait envisager l’existence de documents
apportant des précisions sur cette construction.
Mais étudions de plus près l’architecture de ce bâtiment.
La façade Ouest est encadrée par deux
tours jumelles (image 1). Ces deux tours préfigurent les tours jumelles des
églises gothiques. Car cette façade est typiquement romane
et probablement du XIesiècle. Cela n’est pas
très visible au niveau des fenêtres très décorées de la
partie centrale du premier étage (image
3). Par contre, les fenêtres situées de part et
d’autre de cette partie nous semblent dater de cette
période, voire du siècle précédent (image
2). Nous pensons que le tympan de l'image
4 est plus néo-roman que roman. La question est de
savoir si ce tympan et le chrisme qu’il surplombe copient
des modèles anciens ou si ce sont des créations originales
inventées au XIXeou au XXesiècle.
Nous envisageons plutôt la seconde hypothèse : bien que la
représentation des symboles des évangélistes soit
typiquement inspirée ou imitée de modèles romans, celle de
la Trinité sous la forme de trois personnages identiques ne
se rencontre pas dans l’art roman.
Sur l'image
7, une saignée verticale apparaît à la base du mur.
Les images 8 et 9 en
font ressortir les détails. L'image
9, en particulier, met en évidence un chapiteau à
crochets, et, en arrière de ce chapiteau, le départ d’un
arc. Ce chapiteau a été manifestement englobé dans un mur
plus récent. En conséquence, la tour pourrait être plus
ancienne que prévu. Mais c’est l'image
10 de l’intérieur de cette tour qui semble plus
intéressante. On y voit un grand arc qui semble n’avoir
aucune utilité. Nous pensons que, au moment de leur
construction, de nombreuses tours d’églises étaient «
ouvertes » à leurs bases. C’étaient des tours-porches qui
permettaient le passage des fidèles.
Sur la même image 10,
on découvre un autre signe d’ancienneté : le linteau en
bâtière surmonté d’un arc. Par comparaison avec des
constructions du même type (par exemple dans l’église de
Beaulieu-sur-Dordogne), nous estimons que celle-ci est
antérieure à l’an 1000, du IXeou Xesiècle.
Les images 14 et 15 du
narthex montrent qu’il y a encore des choses à découvrir
Ainsi sur l'image 15,
l’arc d’accès à la chapelle Nord du transept est à double
rouleau porté par des chapiteaux, alors que l’arc qui le
surplombe est décentré par rapport à celui-ci, porté par des
impostes et légèrement outrepassé.
Le collatéral Sud (image
17) est couvert d’une voûte d’arêtes. Mais il
existe une dissymétrie : l’ancrage des arêtes côté vaisseau
principal est plus bas que l’ancrage côté mur extérieur.
Sur l'image
16, le contraste n’apparaît pas immédiatement.
Pourtant on constate que les arcs inférieurs sont en plein
cintre, apparemment « romans ». Alors que la voûte est sur
croisée d’ogives, donc « gothique ». Il est certes possible
que les arcs inférieurs « romans » aient été bâtis en pleine
période gothique, c’est-à-dire vers le XIIIesiècle.
Mais dans ce cas, on est obligé de se demander ce qu’est
devenue l’église consacrée en 1066. Il est tout aussi
difficile d’imaginer que la voûte sur croisée d’ogives ait
été inventée dès le XIesiècle pour couvrir
l’église consacrée en 1066. Nous pensons que l’invention de
la voûte sur croisée d’ogives a été un événement
d’importance et que sa divulgation a été très rapide. Si
elle avait été inventée à Caen au XIesiècle,
toutes les églises romanes auraient été voûtées de croisées
d’ogives dès le début du
XIIesiècle.
Considérons le pilier de droite de l'image
18. Et examinons le en remontant à partir de la
base. Et plus particulièrement la demi-colonne qui lui est
adossée. Elle traverse d’abord l’imposte qui soutient les
grands arcs, puis au-dessus de ces arcs, une corniche, et
encore en dessus une autre corniche. Enfin, cette
demi-colonne atteint le chapiteau qui soutient l’arc
soutenant la voûte. On remarque que l’imposte qui supporte
les arcs ne contourne pas la demi-colonne. Il en est de même
de la corniche située au-dessus. Par contre, la corniche qui
est encore au-dessus contourne la demi-colonne engagée.
Ce n’est pas tout ! On voit à ce niveau que la demi-colonne
engagée est encadrée par deux autres demi-colonnes engagées
supportant les ogives de la voûte. Et on constate que non
seulement la corniche supérieure, mais aussi la corniche
inférieure, contournent ces colonnes demi-cylindriques.
Les observations effectuées ci-dessus
permettent d’envisager trois étapes dans la construction de
la nef.
Initialement, cette nef ne devait pas être voûtée mais
charpentée. Il y aurait eu une tentative de voûtement par
une voûte en berceau sur doubleau. Puis la voûte définitive
aurait été construite sur croisée d’ogives.
Datation :
L’histoire de la fondation de l’Abbaye aux Dames telle
qu’elle nous est rapportée, nous entraîne à concevoir la
datation de l’édifice primitif aux alentours de l’an 1060.
Il nous faut cependant, si ce n’est émettre des objections,
du moins engager une réflexion. Une fondation ne se fait pas
à partir de rien. Il y a toujours quelque chose qui précède
la fondation. En admettant même que ce soit la Reine
Mathilde qui ait fait construire l’abbaye, il y avait
auparavant un « quelque chose » en cet emplacement. Ce
pouvaient être des bois, des champs, des constructions, tout
un ensemble de structures qu’il a fallu détruire ou
réaménager pour construire l’abbaye. On ne doit pas négliger
l’importance de ces structures préexistantes : dans certains
cas, en particulier lorsque la fondation s’effectue au cœur
d’une ville ancienne, cette importance peut être
primordiale. Car une fondation nouvelle peut intégrer des
parties plus anciennement créées.
Il faut aussi prendre en considération la perte des
documents les plus anciens. Un historien de l’art peut
évaluer, sur la foi de textes anciens, la date d’un édifice,
en ignorant une plus grande ancienneté par suite de la perte
de documents antérieurs. Il en est ainsi.
Enfin il ne faut pas négliger l’effet de « l’impact
publicitaire ». Un impact publicitaire qui a pu se faire
durant le Moyen-Âge. Ainsi, l’arrivée dans une ville d’un
roi ou d’un pape pouvait être l’occasion d’inaugurer en
grandes pompes (par consécration d’autels) des monuments
construits longtemps auparavant ou non encore terminés. Cet
« impact publicitaire » peut aussi se produire à l’époque
moderne. Ainsi, le découvreur d’un manuscrit aura tendance à
maximiser l’importance de sa découverte.
Pour toutes ces raisons, le lien entre l’histoire de la
fondation de l’Abbaye aux Dames par la Reine Mathilde et la
datation de l’abbatiale doit être étudié sous l’angle du
questionnement plutôt que sous l’angle de la certitude.
Les observations architecturales permettent d’alimenter
cette réflexion.
Concernant la nef, nous pensons qu’elle a été élevée en au
moins deux étapes. Elle a été dans un premier temps
charpentée. Au cours de l’étape finale, elle a été couverte
d’une voûte d’ogives. Concernant la première étape, une date
aux environs de 1066, avancée ci-dessus, nous semble un peu
tardive. Nous envisageons plutôt les environs de l’an 1000.
La date de fin des travaux de 1130 nous semble quant à elle
trop ancienne pour une innovation aussi importante que la
croisée d’ogives.
Par ailleurs, les éléments architecturaux situés à la base
des tours de la façade Ouest (chapiteau, linteau monolithe
en bâtière) nous incitent à croire qu’il y avait bien là
« quelque chose » avant la construction de la nef,
c’est-à-dire avant la fondation de l’abbaye par la Reine
Mathilde.
Datation
Nous proposons la datation suivante :
Pour la nef :
édifice primitif : an 1000 avec un écart de 100 ans ; voûtes
d’ogives : an 1200 avec un écart de 50 ans.
Pour l’ouvrage Ouest :
édifice primitif : an 900 avec un écart de 100 ans ; édifice
actuel : an 1150 avec un écart de 50 ans.