L’abbatiale de Montivilliers 

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Voici ce que dit de cette abbaye la page du site Internet Wikipedia :

« L'abbaye de Montivilliers est un monastère féminin fondé vers 684. Cité en 833, ce monastère sera complètement détruit par les Vikings au IXe siècle. L'abbaye est relevée en 1025 quand Richard II de Normandie la place sous la dépendance de l’abbaye de Fécamp, cette fois avec des hommes. Le 13 janvier 1035 lors d'une assemblée tenue à Fécamp, le duc Robert le Magnifique donne son autonomie au monastère, qui redevient une abbaye de femmes, au bénéfice de sa tante Béatrice.

Le duc accorde avec l'accord de l'archevêque de Rouen Robert l'exemption de toute coutume épiscopale, à l'origine de l'exemption de Montivilliers.

Dotée dans la région de nombreux biens, ils permettent d’entreprendre, sous l’abbatiat d’Élisabeth dans la seconde moitié du XIe siècle, les travaux de construction de la grande église abbatiale, excellent témoin de l’architecture normande à l’époque de Guillaume le Conquérant. Le 6 avril 1192, l'abbaye est placée sous la protection spéciale du Saint-Siège.

Au XVesiècle, la paroisse Saint-Sauveur, qui avait reçu les sept premières travées de la nef, fit abattre son côté Nord, pour la doubler avec un large vaisseau gothique
.


L'église abbatiale : Le plan primitif de l'église du XIe siècle, de type bénédictin, a été modifié au XVe siècle. À la croisée, l'église a toutefois conservé un monumental clocher de la fin du XIe siècle.

La façade date de la première moitié du XIIe siècle. Elle devait comporter initialement deux tours, comme les églises de Jumièges ou de Boscherville, mais seule celle du Nord a subsisté. Au-dessus du portail roman, une grande fenêtre de style gothique a été percée au XIVe siècle.

Dans la nef, seul le côté Sud, restauré au XIXe siècle, est encore roman. De style gothique flamboyant, la nef est éclairée par les grandes fenêtres de six chapelles contiguës.

L'arc en plein cintre qui ouvrait sur l'absidiole Sud montre vingt claveaux sculptés de scènes anecdotiques ou d'animaux stylisés.

Le chœur, profond de trois travées et très modifié au XVIIe siècle, laisse encore deviner sa structure romane primitive
. »


Ne disposant pas de la transcription exacte des textes permettant de justifier les explications précédentes, il nous est difficile de les confirmer ou des les infirmer. Cependant, nous avons l’habitude de rencontrer des textes peu explicites et, à l’inverse, des interprétations de ces textes trop explicites.

Aussi, il nous semble nécessaire d’analyser cet édifice en faisant abstraction des explications qui nous sont fournies. Faire abstraction ne signifie pas les nier systématiquement, mais les exploiter avec le maximum d’objectivité. Par ailleurs, nous avons remarqué que cette église a été étudié avec un très grand soin. Comme le prouvent le texte ci-dessus ainsi que la présence de nombreux panneaux explicatifs à l’intérieur.

Le tour de l’édifice ne nous apprend pas grand-chose sur celui-ci. Seul le croisillon Sud du transept semble présenter des parties très anciennes (image 3). Les fenêtres supérieures à simple ressaut pourraient dater du XIesiècle. Les parties inférieures bâties dans un appareil différent seraient plus anciennes.


Le plan de l'image 6 fait apparaître une structure complexe. De haut en bas, on distingue tout d’abord une abside semi-circulaire. Puis une nef à trois vaisseaux. Après cela, un transept débordant. Et encore en dessous, une nef dissymétrique.

Mais la complexité s’accroit encore avec une ligne en tirets qui traverse cette deuxième nef. La partie située au dessus de cette ligne est attribuée à l’abbatiale Notre-Dame. Celle au dessous est réservée à la paroisse Saint-Sauveur. Notons enfin que cette partie est partagée en deux : à droite, le côté roman, à gauche, le côté gothique.

Nous appellerons « nef Saint-Sauveur » l’ensemble situé sur le plan en dessous du transept (et non en dessous de la ligne en tirets), ensemble qui forme un tout relativement homogène.

Cette nef Saint-Sauveur est représentée sur l'image 7. On distingue bien, côté Nord (à gauche), les hautes parois gothiques, et, côté Sud (à droite), le mur roman. La voûte de bois, en forme de carène de bateau, est probablement récente. De toute façon, étant donné qu’un des côtés est gothique, il ne doit plus rester grand-chose du couvrement primitif.

Cependant, nous estimons que la première église « romane « devait être charpentée. L'image 9 met en évidence des piliers cruciformes. Nous désignons ce type de pilier sous le nom R1111 (pour : à plan rectangulaire avec une excroissance sur chacune des faces). L’excroissance n’est autre que le plan de base d’un pilier adossé soutenant un chapiteau, soutenant un arc. Les arcs entre piliers sont doubles.

Considérons sur cette image 9 les demi-colonnes adossées aux piliers situées face à nous et de même hauteur que la nef. Plusieurs indices nous permettent d’envisager qu’elles ont été ajoutées postérieurement à la construction : chapiteaux non romans, grosseur inesthétique, interruption de continuité des corniches qu’elles traversent
(image 12). C’est cependant l’examen du collatéral Sud qui emporte notre conviction (images 8 et 9). Les pilastres portant les impostes supportant à leur tour les doubleaux des voûtes d’ogives sont à section horizontale rectangulaire et non demi-circulaire comme pour les autres colonnes adossées entourant le pilier. Nous pensons donc que ces pilastres constituent un ajout tardif. Ce que confirme l’information d’une réfection des collatéraux au XIXesiècle. Nous en déduisons que le pilier primitif ne pouvait être de type R1111 mais plutôt R1011. Ce qui constituerait une aberration : le vaisseau central ne peut pas être voûté alors que les collatéraux ne le sont pas. Et donc les piliers originaux devaient être de type R1010 (pas de colonne demi-cylindrique côté vaisseau central et côté collatéral). On connaît le modèle de ce type de nef. Il se trouve à Bernay, dans l’Eure. La différence étant qu’à Bernay, il existe une galerie supérieure (triforium). Bernay serait donc plus évolué que Montivilliers… Et nous avons rangé Bernay parmi les églises de peu antérieures à l’an 1000 !


L'image 13 montre la séparation qui s’est effectuée au XVesiècle à l’intérieur de la nef Saint-Sauveur. Remarquer le caractère outrepassé de l’arc de la travée de droite. Cet outrepassement existe aussi sur l'image 9, mais il y est moins apparent.

On découvre sur l'image 14 le grand arc en plein cintre de croisée du transept. La voûte en croisée d’ogives qui le surplombe lui est postérieure. Observons de plus près cet arc. Il repose sur une imposte. Sous cette imposte et aux deux angles, on peut voir des chapiteaux s’appuyant sur des colonnettes.

On retrouve la même forme (chapiteaux et colonnettes dans les angles et non centrés sur chaque face des piliers) sur les piliers de la nef Notre-Dame (images 15, 16 et 17).  Constatons que ce type de pilier est totalement différent de celui de l'image 9. De même, l’architecture globale de la nef Notre-Dame est différente de celle de la nef Saint-Sauveur, la première apparaissant moins élancée que la seconde.

Il est néanmoins un point commun entre les deux : les arcs entre piliers sont doubles. Avec une légère différence entre les deux. Dans la nef Notre-Dame, les deux arcs superposés sont de même épaisseur alors que dans la nef Saint-Sauveur l’arc du dessous est moins épais que l’arc supérieur.

On peut voir deux arcs différents côte à côte sur l'image 19 séparés par une demi-colonne adossée plus tardive. À gauche, un arc outrepassé analogue à celui vu plus haut de la nef Saint-Sauveur ; à droite, l’arc de l'image 24.

L’existence de deux nefs d’architectures différentes, toutes deux « romanes », pose divers problèmes. Le premier d’entre eux est celui de l’antériorité de l’une par rapport à l’autre. Nous pensons que la plus ancienne des deux est la nef Notre-Dame. Mais nous n’avons pour le moment aucun moyen de le vérifier. Il faudrait effectuer un examen très scrupuleux de la transition entre les deux, le transept, mais les images 18 et 19 se révèlent très insuffisantes pour une telle opération.


La porte de l'image 24 a été vue en partie sur l'image 19. Elle est décorée d’une voussure taillée en faible relief. Un des panneaux explicatifs pose la question de l’authenticité de cet arc : est-il d’origine ? Ou les voussures ont-elles été récupérées sur un arc antérieur ? Nous sommes partisans de la seconde hypothèse. En effet, on observe sur l'image 26 deux arcs superposés. Sur l’arc supérieur, les bas-reliefs alternent avec des voussures non sculptées alors que, sur l’arc inférieur, deux voussures sont juxtaposées. Les mêmes anomalies (bas-reliefs juxtaposés et non alternés) sont présentes, mais moins visibles, sur l’ensemble des arcs sur la totalité des deux arcs
(image 24). Il faut comprendre que de telles anomalies sont totalement opposées à l’esthétique romane. À l’origine, soit tous les bas-reliefs étaient juxtaposés, soit tous alternaient avec des voussures non sculptées. Mais pas un mélange des deux.

Ces bas-reliefs présentent un intérêt sur le plan des thèmes représentés : saint, évêque ou abbé, guerrier brandissant une tête humaine, oiseau, sur l'image 26, autres guerriers, quadrupède à queue feuillue, sut l'image 27, roi et quadrupède sur l'image 28, homme marchant, évêque précédemment cité, sur l'image 29. D’autres scènes sont plus difficilement identifiables. Il est plus difficile encore d’identifier les symbolismes sous-jacents. Ces bas-reliefs sont à comparer à d’autres sculptures vues en Normandie. Par exemple aux écoinçons de la cathédrale de Bayeux. Nous les pensons antérieurs à l’an 1000.


Les images suivantes (images 30, 31, 32) détaillent des sculptures plus récentes de consoles datées de la fin XIIIeou début XIVesiècle. Celle de l'image 32 représente deux scènes plus souvent vues dans les siècles antérieurs : à gauche, le prophète Daniel maîtrisant un lion ; à droite, une sirène.

La dernière image (image 33) est censée représenter le plan de l’église d’origine. Nous ne voyons pas dans ce plan l’édifice originel. Sauf si un édifice de ce type a été retrouvé lors de fouilles. Mais dans ce cas, il ne resterait, dans l’église actuelle, rien de cet édifice primitif. Ce qui semble un peu surprenant vu la ressemblance avec le plan de l'image 6.

La raison de notre opposition : sur ce plan, les piliers de chacune des deux nefs ont une base circulaire alors que nous les avons identifiés comme rectangulaires de type R000 dans la nef Notre-Dame, et rectangulaires de type R1010 dans la nef Saint-Sauveur.



Datation


Cette datation se révèle ardue. Elle doit être basée principalement sur l’étude de chacune des deux nefs. Pour chacune d’entre elles, des questions se posent. Il y a ainsi le problème des chapiteaux et des tailloirs qui les surplombent. Prenons par exemple le tailloir de l'image 12. Il ne ressemble en rien aux tailloirs très décorés des églises romanes que nous avons l’habitude de visiter. Il apparaît trop neuf. Comme s’il appartenait à une église néo-romane du XIXesiècle. Il en est de même pour les chapiteaux comme celui de l'image 23. L’église en elle-même serait-elle néo-romane ? C’est peu probable, le couvrement qui ne peut être que postérieur est quant à lui gothique. Mais on est obligé d’envisager que de fortes restaurations, au XIXeou au XXesiècle, ont pu modifier notablement certains éléments, empêchant une lecture correcte de cet édifice.

La nef qui nous a le plus posé problème est la nef Notre-Dame. Le problème réside dans les piliers. Il faut comprendre que nous avons échafaudé une théorie concernant l’évolution des piliers. Plus particulièrement les piliers rectangulaires. Leur plan de base initial est rectangulaire mais au fur et à mesure des innovations, on ajoute au rectangle initial des excroissances rectangulaires ou demi-circulaires au centre de chaque côté. Et le pilier passe successivement du type R0000 au type R1010, puis R1110 et enfin R1111. C’est ce que l’on voit dans la nef « Saint-Sauveur » avec des piliers de type R1010.

Or, concernant la nef Notre-Dame, on a quelque chose de tout à fait différent (voir le pilier de l'image 17). Les colonnettes ne sont pas placées au centre des surfaces mais dans les angles.

Nous ne retrouvons pas dans cette catégorie de pilier ce que nous avions identifié partout ailleurs. C’est ce qu’on appelle en mathématiques, le contre-exemple. Ou en informatique, le « bug ». Comment l’expliquer ?

Il faut pas ailleurs noter que la pratique de construire ce nous avons appelé les « excroissances » du plan du pilier avait des justifications architectoniques. Ces excroissances étaient prolongées par des chapiteaux, puis des arcs et enfin des voûtes. Rien de tel ici ! Les chapiteaux du pilier de l'image 17 ne portent rien du tout. On aurait aussi bien pu laisser le pilier avec tous les angles aigus. Les colonnettes ne servent à rien. Elles ne sont là que pour faire joli.

Et c’est peut-être là que réside la solution du problème. C’est en tout cas ce que nous avons observé sur la cathédrale de Béziers. Incendiée lors du sac de 1209 (il y a suffisamment de preuves pour cela), elle a été restaurée à partir de 1215. Lors de leurs travaux, les maçons ont constaté qu’une partie de mur comportant des arêtes vives était inesthétique. Ils ont corrigé le défaut en creusant l’angle en forme de colonnette.

C’est sans doute ce qui est arrivé aux piliers de la nef Notre-Dame. On serait donc en présence d’une nef primitive à piliers de type R0000, à angles aigus. En général, pour ce type de nef, les arcs sont simples. Ici, ils sont doubles, ce qui traduirait une innovation par rapport aux nefs à arcs simples.

On peut se demander pour quelles raisons les piliers de la nef primitive étaient à angles aigus et non, dès le début, avec des colonnettes dans les angles. Nous pensons que là encore, c’est pour des raisons d’esthétique. Primitivement, toutes ces églises étaient peintes. Si on voulait des colonnes, il suffisait de les peindre.

La nef Notre-Dame serait donc antérieure à la nef Saint-Sauveur. De combien d’années ?

Les auteurs des panneaux explicatifs et de la page de Wikipedia sont peu diserts là dessus. Leur texte reproduit plus haut situe la construction de la grande abbatiale,
« dans la seconde moitié du XIe siècle ».

Nous estimons que les deux nefs sont d’architectures tellement différentes qu’il est difficile d’imaginer la construction des deux en moins de cinquante ans. Il faut bien comprendre que, lorsqu’il y a construction d’un édifice de cette ampleur, il y a une réflexion préalable sur un projet et qu’on peut difficilement changer de projet en cours de construction. Or on a bien eu deux projets consécutifs. Voire trois avec le transept. Ramener l’ensemble de la construction à l’abbatiat d’Elisabeth dans la seconde moitié du XIesiècle nous semble un peu réducteur.

Il est aussi un point sur lequel on devrait réfléchir plus attentivement. On apprend que l’abbaye de Montivilliers aurait été dirigée par une femme en 684. Puis par un homme en 1025. Et enfin par une femme en 1035. Par ailleurs, on apprend que l’abbatiale a été partagée au XIIIeou XIVesiècle. Une partie pour l’abbaye et une autre pour la paroisse Saint-Sauveur. Mais on ne confie à la paroisse Saint-Sauveur que les sept huitièmes de la deuxième nef.

Qu’on nous excuse du peu, mais tout cela fait plutôt penser à des chipoteries à l’occasion d’un divorce ou d’un partage d’héritage qu’à des discussions sereines et réfléchies. Les chercheurs qui travaillent sur les chartes en traduisent en réalité le « mot à mot » mais ne connaissent pas le comportement réel des personnes qui les ont écrites : soumission, duplicité, vengeance. Et ont tendance à gommer toutes les passions humaines qui ont pu présider aux décisions. Passions qui sont souvent cachées sous des formules bien bénignes du style « Par la grâce de Dieu.. » au lieu de « Sur l’ordre de mon père ….»

En l’occurrence nous doutons que le passage d’une abbaye de femmes à une abbaye d’hommes, puis retour à une abbaye de femmes ait pu se faire sans remous ou concessions. La seconde nef pourrait être le résultat d’une de ces concessions, du style « Je veux bien que l’ensemble soit dirigé par un(e) seul(e) abbé (abbesse) mais je veux garder mon autonomie sur certains points ». Ce qui pourrait éventuellement expliquer la construction de deux nefs différentes en peu d’années d’écart. Dans ce cas, les cinquante ans d’écart seraient plausibles.

Nous proposons les datations suivantes : pour la nef Notre-Dame : an 950 avec un écart de 75 ans. Pour la nef Saint-Sauveur : an 1000 avec 75 ans d’écart.