La sirène à deux queues
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Nous considérons la présente page comme importante, car elle
pourrait permettre de répondre à diverses questions que nous
nous sommes posées concernant l’iconographie des chapiteaux.
Question 1 :
Pourquoi, dans les temples romains, les chapiteaux sont tous
identiques et dans les églises romanes, ils sont tous
différents ? C’est une chose que nous avons apprise au cours
de nos visites : les chapiteaux d’un temple romain étaient,
pour un même temple, tous identiques. Ils auraient été
taillés sur place suivant un modèle défini par Rome. Le
modèle quant à lui n’était pas unique. Inspiré en général du
corinthien, il pouvait varier à partir d’infimes détails.
Mais il paraîtrait que ces détails seraient suffisamment
significatifs pour permettre de dater ces chapiteaux à
l’année près, lorsqu’on arrive à comparer des chapiteaux
issus de temples différents, dont l’un est datable à l’année
près. Inversement, dans une église romane, les chapiteaux
sont tous différents. Cette particularité nous a d’ailleurs
permis d’envisager que des églises, comme Saint-Jacques de
Béziers aux chapiteaux identiques, pouvaient être plus
romaines que romanes.
Question2 :
Comment se fait-il que dans une même église romane, certains
chapiteaux soient historiés, c’est-à-dire pourvus d’un sens,
et d’autres purement décoratifs, c’est-à-dire dépourvus de
sens ?
Question 3 :
Comment se fait-il que, dans de nombreux cas de chapiteaux
historiés, le sens nous échappe ? Certes, il existe des
commentaires de chapiteaux. Ces commentaires font souvent
référence à des symboles. Et le commentateur fait de ces
symboles une lecture édifiante. Par exemple, commentant le
chapiteau de l'image 7 de
la page précédente, il décrira le lion comme « symbole de la
force, la force que doit avoir un chrétien vis-à-vis des
tentations diverses qui le conduisent à faire le mal »..
Mais ce commentateur a-t-il remarqué que la queue du lion
passe entre les pattes arrières, remonte vers le corps, puis
passe au-dessus de celui-ci et s’épanouit en feuille de
lierre ? Fantaisie d’artiste ? Mais comment se fait-il que
l’on retrouve la même fantaisie en une multitude d’endroits
? Une fantaisie qui serait donc planifiée ? Mais alors,
cette fantaisie aurait un sens. Un sens que le « symbole de
la force du lion » ne peut expliquer.
Question
4 : Pourquoi des sirènes à deux queues ? Cette
question concerne plus particulièrement l’actuelle page,
mais on aurait pu la poser pour d’autres situations comme
celle évoquée dans la question précédente : pourquoi a-t-on
attribué des queues feuillues aux lions ? Dans la page
précédente, nous avons eu l’occasion de lire tout ce qui a
été écrit sur les sirènes. Et rien ne correspond à ce que
nous avons ici. Nous avons appris que, en Grèce Antique, les
sirènes avaient un corps d’oiseau et une tête de femme. À
Rome, elles avaient, comme les muses, un corps de femme.
Mais aucun document ne précise qu’elles doivent avoir deux
queues. Qui plus est, l(attitude est toujours la même ou
presque : la sirène est vue de face, les queues sont
disposées verticalement et redressées vers le haut. La forme
des queues est variable, mais en général assez peu
ressemblante à une queue de poisson. Avec absence de
nageoire autre que caudale. Quand à la nageoire caudale,
elle ressemble plutôt à une paume de main. Souvent la sirène
saisit la queue avec ses mains (images
1, 2, 3 , 4, 5).
Dans la page précédente, on a vu que les sirènes à une queue
semblent apparaître plus tard, vers le XIIIeou
XIVesiècle.
On constate que toutes les sirènes n’ont pas des corps de
femmes (image 6 et,
peut-être, image 4).
L'image
7 constitue une belle image de transition entre,
d’une part l'image 6 qui
représenterait une sirène, et d’autre part, l'image
8 qui représente deux hommes nus accroupis. Sur l'image 9, les hommes
sont, cette fois-ci, habillés.
Les images 10, 11,
12, et 13 sont toutes celles de chapiteaux de la
même église : Châtel-Montagne. On constate qu’il y a 4
chapiteaux de sirènes (ou d’une famille apparentée à celle
des sirènes).
Le chapiteau de l'image 14
représente quant à lui un autre type de sirènes, plus
symbolisé.
Celui de l'image 15 ne
semble pas, a priori représenter des sirènes. Pourtant, les
rameaux que les hommes serrent dans leurs mains ressemblent
fortement aux queues des sirènes vues précédemment.
Jusqu’à présent, les sirènes que nous
avons rencontrées se trouvaient dans la région Auvergne
(Allier, Cantal, Puy-de-Dôme). On constate que d’autres
régions sont aussi concernées comme l’Occitanie (image
16) ou la région Grand-Est (images 17 et 18). Là encore, et bien qu’il y ait
des différences notables, on retrouve le même schéma de base
: corps vu de face, queues symétriques et redressées vers le
haut.
Arrivés à ce point de la description, nous nous sentons
obligés de pousser la réflexion et d’élever le débat. Nous
sommes là en présence de créatures qui sont considérées
comme des êtres maléfiques, des démons tentateurs. Comment
se fait-il qu’on les trouve exposées dans des églises ?
Alors qu’on devrait les rejeter, ou bien montrer qu’elles
sont châtiées. Mais là, ces sirènes apparaissent comme
triomphatrices.
En conséquence, nous sommes amenés à nous poser la question
: Et si ce n’étaient pas ces êtres maléfiques que sont les
sirènes ? Si, au contraire, c'étaient des êtres bénéfiques
qui plus tard auraient été décrits comme étant des sirènes,
par suite de l’incompréhension qu’ils suscitaient de la part
des autorités religieuses ?
La
solution de l’énigme ?
Il faut tout d’abord revenir à la première question :
Pourquoi, dans les temples romains, les chapiteaux sont tous
identiques et dans les églises romanes, ils sont tous
différents ? Nous avons l’explication suivante : nous savons
que le financement des temples romains était assuré par des
princes. Celui des églises romanes pouvait être opéré par
des intervenants différents : évêque du lieu, chapitre de
moines ou de chanoines, seigneurs locaux. Nous savons par
ailleurs que, hormis dans les temps plus anciens (IVe-
Vesiècles) les églises n’étaient pas
dédicacées : on ne connaît pas les donateurs. Notre idée est
que les donateurs devaient laisser une marque de leur don.
Cette marque ne pouvait être écrite. Du moins on n‘a pas
trouvé de signature de donateur.
Nous pensons que les chapiteaux pouvaient constituer ces
marqueurs de dons. Ceci expliquerait pourquoi certains ne
sont pas historiés. Seuls les chapiteaux historiés seraient
des témoins de dons.
Examinons à présent les chapiteaux de la crypte de Saint
Bénigne de Dijon (images
de 19 à 24). Les chapiteaux des images
19 et 20 sont presque identiques. On y voit un
homme représenté de face saisissant des palmes situées de de
part et d’autre de lui. L’homme n’est pas représenté en
entier : on ne voit que son torse, mais pas ses jambes. Les
images 21 , 22, 23 représentent
aussi un torse d’homme, mais les palmes ont été remplacées
par des bras levés. Même s’il existe des différences entre
ces deux groupes de chapiteaux (images
19 et 20, 21, 22, 23), on peut constater
d’importantes similitudes. Et il existe d’autres similitudes
avec les chapiteaux précédents.
Nos conclusions. Nous estimons que les chapiteaux des
images 19 et 20 de la crypte de Saint Bénigne
pourraient représenter les ancêtres fondateurs de familles.
Ceux desimages 21, 22,
23, 24 seraient une stylisation de ces chapiteaux.
Et les « sirènes » ne seraient qu’une nouvelle stylisation.
Cette idée, à savoir que les sirènes pourraient représenter
des familles fondatrices, nous amène à revenir aux « singes
cordés ». Ceux-ci pourraient représenter des esclaves
autoproclamés. Ainsi, un évêque de Béziers du Xesiècle
se faisait appeler « Servus Dei , Esclave de Dieu » .