Les contraintes symboliques : la vie
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Dans la page précédente, nous avons parlé des psychopompes,
c'est à-dire des personnages, hommes ou animaux symboliques,
censés nous aider à franchir, une fois morts, le passage
dans l'au-delà. Les psychopompes sont donc associés à la
mort. La mort ne constitue pas en elle-même un mystère car
on connaît en général les causes du décès de quelqu'un. Le
mystère se situe dans la perspective d'un au-delà de la
mort. Nous avons vu dans cette page que la marche du soleil
pouvait expliquer le cycle mort-résurrection.
Mais il nous semble qu'il existe un autre mystère tout aussi
important que ce dernier: c'est le mystère de la vie, ou
plus exactement, de l'émergence de la vie.
Comment était perçue
autrefois l'éclosion de la vie?
La réponse à cette question est délicate. Les documents sont
rares et peu d'historiens se sont penchés sur ce problème.
On connaît cependant l'étude faite par Philippe Ariès
(1914-1984) intitulée L’Enfant
et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Nous
produisons ci-dessous le commentaire de cette œuvre extrait
de la page du site Internet Wikipedia consacrée à cet
historien : «
La théorie d'Ariès sur l'enfance montre comment la société
évolue parce que les mentalités évoluent. Sa thèse repose
sur deux idées : l'attachement des parents pour leurs
enfants est né réellement avec le contrôle des naissances
et la baisse de la fécondité, soit à partir de la fin du
XVIIIesiècle; avant, l'enfant n'est qu'un
adulte en devenir et la forte mortalité empêche une
attention maternelle et paternelle trop importante.
Cette thèse a cependant fait l'objet de nombreuses
critiques de la part des historiens. Dans sa préface de
1973, Philippe Ariès avait déjà nuancé son propos en
indiquant qu'il avait trop insisté sur l'idée d'une
rupture radicale à la fin du XVIIIesiècle.
Plus généralement, les recherches menées depuis ont permis
de conclure que, durant l'époque médiévale, il existait
bel et bien une reconnaissance de la spécificité de
l'enfance et un grand attachement des parents pour leurs
enfants. L'historien médiéviste britannique Nicholas Orme
va jusqu'à écrire, dans l'introduction de son ouvrage
Medieval Children (2001) : “Les conceptions d'Ariès
étaient erronées ; pas simplement dans le détail mais dans
leur essence. Il est temps de les enterrer.” »
Il existe donc un fort désaccord entre historiens. Un
désaccord qui ne devrait pas exister, l'histoire étant, nous
l'avons dit auparavant, une science que nous considérons
comme exacte, car l'histoire doit rapporter des événements
qui se sont passés dans la réalité. En conséquence, soit un
des deux groupes d'historiens au moins est censé s'être
trompé. Nous pouvons cependant réconcilier les deux groupes
antagonistes en essayant d'analyser la situation actuelle.
Mais comment est perçue,
actuellement, l'éclosion de la vie?
Posons-nous donc cette question. En remarquant tout d'abord
qu'il existe deux concepts différents. Le premier est celui
de naissance. Ce concept de naissance ne soulève pas
d’ambiguïté : la naissance se situe lorsque l'embryon sort
du ventre de la mère naturellement ou par opération
chirurgicale. La naissance est officialisée par un acte de
naissance et la date de naissance est inscrite sur tous les
documents administratifs. Mais il existe un autre concept
associé à l'émergence de vie, un concept sur lequel il est
difficile de donner un nom. Et ce, parce que nous ne savons
encore comment le définir. Quand un être humain peut-il être
considéré comme vivant? Si l'on interroge la plupart des
religions, dont la religion chrétienne, un être humain est
vivant dès sa conception. Si on interroge les parlements
nationaux qui ont légiféré sur l'avortement, l'embryon est
un être vivant à partir de 8 semaines de grossesse pour
certains, de 24 semaines pour d'autres. Pour la femme qui
porte un enfant, pour son mari, pour le gynécologue qui va
procéder à l'accouchement, l'embryon de cinq mois, appelé
déjà «le
bébé»
est un individu différent du père et de la mère. Et, à
l'inverse, un amendement à un projet de loi devant être
présenté devant le parlement français prévoit que, dans un
cas de très profonde détresse, l'IVG pourra être pratiquée
jusqu'à l'accouchement. Ce qui signifie que, jusqu'au terme
de l'accouchement, l'embryon n'est pas considéré comme un
être vivant, moins en tout cas qu'un criminel endurci, la
peine de mort étant interdite en France.
Nous ne cherchons pas à prendre position sur ces questions.
Nous voulons seulement constater que la date d'entrée en vie
d'un être humain est «à
géométrie variable»
dépendant des convictions politiques ou religieuses mais
aussi des convictions intimes ou des situations
particulières de chacun, l'embryon étant considéré comme un
être vivant s'il est désiré, comme un organe inutile de la
mère s'il est rejeté.
Nos contemporains ont une attitude mitigée vis-à-vis de
cette entrée en vie, allant de l'émerveillement (images de
l'embryon, écoute des battements du cœur) à l'indifférence
totale. On devine qu'il y a corrélation entre cette attitude
et le contrôle des naissances. Nous pensons qu'il devait en
être de même dans les temps anciens. Mais alors que,
globalement, nous plaçons l'entrée en vie au cours de la
période prénatale, nos prédécesseurs l'auraient située à la
naissance ou après la naissance.
Chez les romains, le paterfamilias
On connaît l'histoire (ou la légende) du paterfamilias.
Ce qu'on retient le plus de cette histoire est le droit qui
lui était octroyé de vie et de mort sur ses enfants. Et,
bien sûr, la plupart des commentateurs critiquent ce droit
pour chaque homme de tuer ses propres enfants. Nous ne
connaissons pas le ou les textes anciens relatant cette
histoire, mais nous pensons qu'elle est plausible et
explicable en fonction du contexte de l'époque. Il faut en
effet nous replonger dans ce contexte. Nous avons parlé
ci-dessus du contrôle des naissances. Ce contrôle des
naissances est la revendication presque essentielle qui a
été avancée afin d'obtenir pour les femmes, dans les temps
récents, le droit à l'interruption volontaire de grossesse («Un
enfant quand je veux!»).
Nous pensons que, dans les temps anciens, un contrôle des
naissances était estimé aussi nécessaire que dans les temps
présents. À la différence près que l'avortement devait être
mal maîtrisé et peu pratiqué. On attendait la naissance et
l'on «faisait
passer» le bébé. Les témoignages de telles pratiques sont
connus jusque dans des temps relativement récents. Comme
ceux de prêtres qui demandaient aux parents de ne pas
coucher leurs bébés dans le lit parental car le risque était
grand de les étouffer. Ou celui d'une famille de 18 enfants
dont seuls les 7 aînés avaient survécu, les autres étant
morts en bas-âge. Coïncidence? Nous n'y croyons qu'à moitié.
Revenons à notre citoyen romain. On nous dit qu'il avait
droit de vie et de mort sur ses enfants. Mais des questions
se posent : jusqu'à quel âge de ces enfants? Ce droit de vie
et de mort s'est-il maintenu sans modification durant le
millénaire de présence romaine? Ce droit existait-il pour
d'autres peuples que les romains? Sans trop de risques de
nous tromper, nous répondons à ces questions : Oui, un droit
analogue devait exister pour d'autres peuples que les
romains. Oui, ce droit s'est maintenu non seulement durant
toute la période romaine et même bien après. Quand à l'âge
des enfants victimes de ce droit paternel, il ne devait pas
excéder trois ans. Comment avons nous trouvé cela? Une
simple déduction logique; le contrôle des naissances
concerne tous les peuples et toutes les époques. Les
méthodes employées sont les mêmes partout. Si ce droit de
vie et de mort sur les enfants existe, c'est pour contrôler
les naissances et parce que l'opération chirurgicale
intra-utérine n'est pas employée. Cette opération doit donc
être effectuée après la naissance. Il faut quelqu'un pour la
décider. Cela pouvait être la mère. Dans le cas présent,
c'est le père. Mais, comme dans le cas de l'avortement, il
doit y avoir une date limite. Nous pensons que cette date
limite doit correspondre au sevrage de l'enfant. En effet,
avant cette date, l'enfant est très dépendant de la mère et
réciproquement. Vers l'âge de deux ans, il commence à
montrer des qualités humaines qui le différencient des
animaux : il parle, marche, exprime des émotions. Quant à la
mère, elle peut se détacher de lui et accomplir des travaux
agricoles comme la moisson ou la fenaison. En conséquence,
dans les temps anciens, cet âge de deux ans devait
correspondre à l'entrée en vie d'un être humain. Mais la
réalité était sans doute beaucoup plus floue. Pour la femme
qui mettait le bébé au monde et l'allaitait, l'entrée en vie
correspondait à la naissance. Pour l'homme en mésentente
avec sa femme et désireux de la dominer, l'entrée en vie
pouvait dépasser les deux ans après la naissance.
Ces discussions sont-elles
stériles?
On peut effectivement penser qu'elles le sont. Cependant,
nous devons envisager que nos idées sur la vie et de son
émergence peuvent avoir une influence sur notre culture, sur
nos choix artistiques. Considérons par exemple les images
1, 2 et 3. Elles font apparaître qu'un nouveau né,
une femme enceinte et un fœtus, peuvent être beaux. Cela n'a
pas toujours été ainsi. Certes, en ce qui concerne la
dernière des trois, seules les techniques modernes peuvent
permettent d'obtenir l'imagerie médicale d'un fœtus, mais,
pour les deux premières, leur représentation était possible
dans les temps anciens. Or on ne peut que constater leur
quasi-absence dans les œuvres d'art. Nous ne connaissons pas
d'image de nouveau-né et les seules rares images de femme
enceinte sont des statues de la Vierge Marie en attente de
Jésus., datées du
XVesiècle.
Selon nous, cette absence d'images de femmes enceintes et de
nouveaux-nés est le signe, soit d'une méconnaissance de la
fécondation, soit d'un déni de vie des nouveaux-nés.
Méconnaissance
des mécanismes de la fécondation chez les anciens?
Nous ne le pensons pas. Les romains n'ignoraient pas les
mécanismes de la fécondation. Les représentations de phallus
en érection sont nombreuses ( images
4 et 5 ). La sculpture en bas-relief de l'image
6 représente un homme en train de féconder la
terre nourricière. Nous ne sommes cependant pas certains du
sens symbolique. Le thème ainsi représenté est exceptionnel.
Par contre, le thème de l'homme accroupi, asexué, les jambes
relevées et désarticulées, est plus fréquent. Il est
possible que, dans le cas présent, le sculpteur ait voulu
ajouter une note grivoise à une représentation qui ne
l'était pas.
L'apparition de la vie,
l'exemple romain des amours
Les images de 7 à 12
sont celles de sarcophages romains (ou de fragments de
sarcophages) décorés de gracieuses scènes champêtres
peuplées de bambins, dont certains sont ailés. Disons-le
tout de suite : il ne faut pas se laisser séduire par
l'aspect «gracieux»
de ces sculptures en oubliant qu'elles décorent des tombeaux
humains. Nous pensons que les décors des sarcophages
utilisent des thèmes symboliques en rapport avec la mort et
l'au-delà.
Et c'est très probablement le cas en ce qui concerne les
décors que nous avons ici. Ainsi, pour le fragment de l'image 7,
les pampres de vigne représentent l'arbre de vie. Les
Amours vendangeurs recueillent le raisin, fruit de l'arbre
de vie. On songe à une autre cueillette, celle, par Adam et
Ėve, du «fruit défendu» du Paradis Terrestre. Cette scène
est celle du Paradis Céleste qui doit accueillir le défunt.
Les images 8, 9 et 10
représentent des courses de chars conduits par des Amours.
Là encore, on pourrait penser que la scène est anodine. Mais
nous avons vu dans la page précédente que le cheval ou le
char attelé pouvaient être des psychopompes. Les chars que
l'on voit ici sont à l'image du char solaire qui emporte le
soleil dans son cycle mort-résurrection. On note des
analogies entre les images
8 et 9 : une amphore renversée, un Amour, à terre,
recroquevillé. L'image 10
est un peu différente dans la mesure où l'attelage de
droite est tiré, non par des chevaux, mais par des lions. L'image 12 quant à elle
représente des Amours emportant vers le ciel le cartouche où
sont inscrits le nom des défunts.
L'image 11 est
quant à elle nettement différente. On y voit les étapes de
vie d'un enfant. Très probablement, ce sarcophage devait
accueillir les restes de cet enfant. On y voit
successivement l'enfant en train de s'allaiter, l'enfant
porté par son père, l'enfant dans un char tiré par un
bélier, l'enfant éduqué par son précepteur. On note tout
d'abord que l'enfant semble être aimé dès la naissance. On
peut voir son père en admiration. La scène de l'enfant sur
le char tiré par le bélier nous semble éminemment
symbolique. Elle doit être mise en relation avec les scènes
des Amours aux courses de chars. Elle symboliserait un
changement d'état : le passage à la vie de l'enfant.
On retrouverait donc dans cette scène la dualité rencontrée
dès le début. Dans le cadre familial, la vie de l'enfant
commence dès la naissance et l'enfant est chéri comme un
être vivant. Pour la société, la vie de l'enfant commence
vers l'âge de deux ans, lorsque l'enfant peut conduire un
char tiré par un bélier. À remarquer que les Amours vus
précédemment ont des traits caractéristiques d'enfants de
deux ans. L'Amour accompagne l'être humain à la fois dans la
vie et dans la mort.
Qu'en
est-il en ce qui concerne la foi chrétienne?
Il est une chose que nous avons découverte au fur et à
mesure de notre recherche : la civilisation romaine n'est
pas morte! On a, en effet, coutume de dire que la
civilisation romaine a disparu. Certains pensent que c'est à
la fin du deuxième siècle, période dite de l'apogée de
l'empire romain. D'autres à la fin du IIIesiècle,
avant l'avènement de Constantin Ier. D'autres
encore, au début du Vesiècle, à la prise de
Rome par Alaric, roi des Wisigoths. Nous pensons que la
civilisation romaine a survécu à toutes ces vicissitudes.
Par suite des édits de Constantin, les diverses
magistratures romaines ont été retirées aux édiles païens et
transférées aux élites chrétiennes, en particulier, aux
évêques. Ceux-ci ont dû gérer les sociétés de loi latine (il
s'agissait des sociétés urbaines, issues des anciennes cités
romaines). Or la gestion d'affaires publiques n'est pas
toujours conciliable avec les prescriptions bibliques ou
évangéliques. Peut-on faire respecter le commandement
biblique, «Tu
ne tueras pas! », quand tout le monde tue autour de soi, et,
parfois, pour vous protéger? Que dire quand le contrôle des
naissances se révèle être un réel besoin de société? Ne
faut-il pas accepter l'idée que l'enfant qui vient de naître
n'est pas tout à fait un être vivant? En tout cas, nous
constatons sur les images
de 12 à 18 que l'Enfant Jésus dans les bras de sa
Mère n'a pas les traits caractéristiques d'un nouveau-né (ce
qui devrait être puisque d'après les Évangiles, les
principaux événements de l'Enfance de Jésus auraient eu lieu
immédiatement après sa Naissance), mais d'un garçonnet de
plus de deux ans.
Nous pensons que toutes les interrogations ou les débats qui
ont pu porter sur l'émergence de la vie ont interféré sur
les représentations concernant cette émergence chez les
humains. Il n'y avait pas de débat concernant la vie des
plantes. En conséquence, le mystère de la vie des plantes et
de leur croissance apparemment spontanée a pu être développé
avec plus d'intensité. Il ne s'agit là que d'hypothèses que
nous développerons ultérieurement.