Un exemple de contre-histoire : l'assassinat de Trencavel en 1167
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- Légende
:
Sceau de la famille Trencavel.
Ce sceau, daté semble-t-il de 1247, est de beaucoup postérieur aux événements. Le chevalier ici représenté porte une armure, et, en guise de casque, un heaume cylindrique. Quatre vingt ans auparavant, les chevaliers étaient protégés par une longue cotte de mailles et un casque conique.
Le texte ci-dessous constitue la première partie d’une conférence présentée devant la Société Archéologique de Béziers en 2014. Cette conférence était ainsi intitulée :« Contre-enquête sur deux événements : le meurtre de Trencavel en 1167 et le sac de Béziers en 1209 »
Avant de commencer, je dois dire que l’étude des
événements de 1167 et 1209 est extrêmement délicate, car
elle touche à la sensibilité « occitane » de notre
Bas-Languedoc. Nous verrons un peu plus loin que l’histoire
a pu être déformée ou réinterprétée au gré des convictions
de chacun. Il importe pour nous de savoir s’affranchir de
toutes ces convictions qui faussent notre jugement et de
savoir rester au-dessus de la mêlée.
Mon exposé a pour titre « Contre-enquête
sur les événements de 1167 et de 1209 ».
S’il y a une contre-enquête, c’est parce qu’il y avait eu une enquête préalable.
Une enquête dont voici les résultats
concernant l’assassinat de Trencavel en 1167. Je vais vous
lire un seul texte concernant cet événement. Il est extrait
de l’ouvrage suivant concernant l’Histoire des Évêques de
Béziers, écrit par Sabatier en 1854 :
« En l’an 1167, Raymond Trencavel avait entrepris une expédition militaire pour secourir un de ses neveux. ... - on sait que c’était à Nimes -... Les villes de Béziers et de Carcassonne lui fournirent une vaillante et brillante jeunesse. Durant la marche, un bourgeois de Béziers prit querelle avec un chevalier et lui enleva un cheval de charge. Le chevalier irrité et animé par ses compagnons d’armes, en porta ses plaintes à Trencavel, qu’il lui fit faire réparation de l’injure qu’il avait reçue. Le vicomte, pour contenter les chevaliers qui menaçaient de l’abandonner, s’il n’était fait justice, leur livra le bourgeois, s’en remettant à eux-mêmes pour la peine à lui infliger : elle fut légère, mais d’un caractère déshonorant. Les bourgeois de Béziers, conçurent un vif ressentiment de cette avanie faite à l’un des membres de la cité, et résolurent d’en tirer vengeance.
Dès que la campagne fut finie, et que Trencavel fut de retour dans cette ville, le peuple s’ameuta et investit le palais vicomtal. La foule encombrait les rues adjacentes : l’évêque Bernard eut beaucoup de peine à la calmer par l’assurance qu’il ferait donner une complète satisfaction, et à se rendre auprès du vicomte. On demandait justice à grands cris, et avec fureur. Le vicomte qui joignait à une grande loyauté de caractère des manières très polies, répondit avec beaucoup de douceur aux personnes qui se présentèrent à lui pour cette affaire : il s’excusa de ce qu’on lui reprochait, sur la nécessité où il s’était trouvé d’apaiser les chevaliers de son armée, et promit de faire telle réparation que la jugeraient convenables les principaux citoyens. À cette fin, on convint de se réunir le lendemain 15 octobre dans l’église communale de la Madeleine. Le vicomte s’y rendit avec sa cour et avec l’évêque ; le peuple y était assemblé. Le bourgeois offensé s’avança vers le vicomte, et lui demanda s’il voulait bien réparer le mal qu’on lui avait fait ; et le vicomte ayant répété d’un ton plein de déférence la déclaration qu’il avait précédemment faite à ce sujet ; « Ce n’est point d’excuses qu’il me faut, répliqua le bourgeois, c’est l’homme qui m’a déshonoré ; mais vous n’êtes pas dans l’intention de me le livrer, aussi votre mort expiera son offense. » Et tout aussitôt, plusieurs bourgeois, tirant des poignards cachés sous leurs vêtements, se jettent sur leur seigneur, et le percent de coups ; plusieurs de ses barons, et même un de ses fils, jeune encore, furent aussi mis à mort. L’évêque ayant voulu arracher le vicomte des mains de ses assassins, fut frappé violemment à la figure et eut quelques dents brisées ... »
Plus loin : « L’injure faite à un bourgeois de Béziers ne fut que la cause occasionnelle du meurtre de Trencavel. Le comte de Toulouse, dont il méconnaissait la suzeraineté ... fomentait depuis longtemps contre ce vicomte le ressentiment de ses sujets ... Un écrivain contemporain a dit que les bourgeois de Béziers avaient fait serment au comte de Toulouse de se saisir de Trencavel et de le lui livrer parce qu’il les opprimait. »
Plus loin : « Le souverain pontife, apprenant le meurtre sacrilège de Raymond Trencavel, lança l’excommunication contre la ville de Béziers. L’évêque, soupçonné de l’avoir provoquée, fut forcé de prendre la fuite ». Le texte nous raconte ensuite que Roger, fils aîné de Trencavel, s’enfuit, puis après s’être allié avec le roi d’Aragon, réussit à reprendre la ville et qu’il fait tuer tous les biterrois séditieux.
- Légende
:
Cette image est extraite du manuscrit du « Bréviaire d’Amour », écrit par un moine franciscain de Béziers.
Bien que postérieur aux événements de 1167 de plus d’un siècle, cette image semble les illustrer.
Elle représente 3 chevaliers aux pieds d’une tour. Au sommet de celles-ci, trois dames les observent.
À leur niveau, on peut lire « Le diables far brular las armators p. mos de loz donas » : Le diable fait brûler les défenses de beaucoup de dames.
Voilà donc les résultats de l’enquête. Une enquête qui
semble ouvertement favorable à Trencavel. Et si l’on suit
les explications de l’auteur, Trencavel est la victime
innocente des agissements troubles de la population de
Béziers. Il est néanmoins des éléments qui devraient nous
interroger. Tout d’abord, pourquoi l’auteur de l’enquête ne
parle-t-il pas directement de la nature de l’injure, une
injure qu’il décrit comme étant « légère mais déshonorante
», mais sans autre précision. Qu’a-t-il à cacher ?
Mais il y a plus. Car dans cette histoire, quelque chose ne
« colle pas ». Observons en effet le comportement des
protagonistes :
Le bourgeois de Béziers a été insulté par un homme de la
suite du vicomte. Donc, a priori , le litige ne concerne que
ces deux personnes. Comment se fait-il alors que le
bourgeois de Béziers se retourne contre le vicomte qui,
selon les mots même de Sabatier, « joint à une grande
loyauté de caractère des manières très polies », qui s’est
excusé avec beaucoup de douceur, et qui a promis de faire
telle réparation que la jugeraient convenables les
principaux citoyens de Béziers ». L’attitude de ce bourgeois
de Béziers apparaît incompréhensible. Pourquoi aller tuer un
homme si gentil et si disposé qui ne fait que son devoir en
protégeant un homme de la colère d’un autre ?
Cependant on pourrait penser à un coup de folie de sa part.
Mais, dans ce cas, l’attitude de ses amis apparaît encore
plus incompréhensible.
Car, en toute logique, ils auraient dû l’empêcher de
commettre ce meurtre au lieu de l’y aider.
Et en admettant que les amis du bourgeois aient aidé
celui-ci, ce sont les gens de Béziers, dans leur quasi
totalité, qui auraient dû se mettre du côté de Trencavel ou
de ses successeurs. On voit donc ce qui « ne colle pas »
dans cette affaire. Quelque chose nous échappe. Que s’est-il
réellement passé ?
Mais laissons là de coté cette affaire du meurtre de
Trencavel dont on ne comprend pas la raison pour passer à
autre chose :
Je reprends un peu plus loin le texte de Sabatier : « Cette
même année 1194 (27 ans après la mort de Trencavel), ...
fut rédigée par écrit la reconnaissance qui avait été
précédemment faite (en 1185, soit 18 ans après la mort de
Trencavel), avec solennité des privilèges et des droits
respectifs des évêques, des vicomtes de Béziers, et des
habitants de cette ville. Cet acte est la charte des
libertés, et exemptions que nos ancêtres avaient conquises,
à prix d’argent ou par l’énergique constance de leurs
efforts. Voici les points sur lesquels porta cette
reconnaissance : » (En fait, je vais donner seulement le
premier point sur les 15 cités).
1 Le vicomte de Béziers
n’avait sur les hommes de l’église, ni sur les siens,
aucun droit de tolte, de queste ni d’albergue ;
c’est-à-dire que, dans Béziers, les personnes et les
propriétés étaient exemptes de toute exaction ou
contribution forcée, par exemple, pour le rachat du
seigneur prisonnier, pour le mariage de chacune de ses
filles, pour le voyage d’outre-mer.
Tout d’abord il faut savoir, même si Sabatier ne le dit pas,
que c’est Gabriel Azaîs le deuxième président de la société
archéologique, qui aurait trouvé le manuscrit correspondant.
Il est tout fier de dire qu’il a retrouvé ce texte dans un
recoin des archives de la municipalité et qu’il en assuré la
traduction.
Je dois dire que j’ai été très déçu la première fois que
j’ai lu ce texte. J’avais auparavant lu l’introduction de
Gabriel Azaïs semblable à celle de Sabatier : « Cet acte est
la charte des libertés, et exemptions que nos ancêtres
avaient conquises, etc. ». Or je n’ai pas vu que ce texte
pouvait être une charte des libertés, car il ne précisait
pas ces libertés ainsi que les impôts dûs par les habitants
pour bénéficier de ces libertés. Par ailleurs, il y avait
sur certains points un caractère assez saugrenu. Ainsi, le
point n°3 : « Le juge ou
les officiers du vicomte et ceux de l’évêque ne seront
point crus, lorsqu’ils déclareront avoir surpris un homme
et une femme en délit d’adultère, à moins que le fait dont
ils déposaient ne fût en outre attesté par des voisins ou
d’autres personnes d’une probité reconnue. » et le
n°4 « Les biens que la
femme condamnée pour fait d’adultère avait eus du mari à
titre de dot ou à tout autre titre, devaient rester en
entier à celui-ci. »
Ce document ne me semblait être qu’un additif à un document
antérieur, la vraie charte des libertés. Ce document est
néanmoins un peu bizarre. Il suscite une sorte de malaise,
le même type d’interrogations que le texte relatant la mort
de Trencavel. Il y a des choses « qui ne collent pas ». En
particulier, ce règlement concernant une histoire d’adultère
dont on vient de parler. Qu’est-ce que ça vient faire dans
une charte des libertés ?
Toutes ces choses-là sont restées dans un coin de ma
mémoire. Et puis un jour tout a resurgi.
Je vais à présent essayer d’imaginer ce qui s’est réellement
passé en 1167.
Il faut d’abord savoir que, entre le comte de Toulouse et le
vicomte de Béziers, le conflit était latent. En 1153,
Trencavel avait été capturé par le comte de Toulouse. En
1167, le comte de Toulouse avait demandé au nouvel évêque de
Béziers, Bernard IV, de ne pas se dessaisir de biens
d’église au profit de Trencavel. Par ailleurs, cet évêque,
Bernard, était apparenté aux Trencavel.
Que se passe-t-il donc en 1167 ? Afin de venir en aide à un
de ses alliés, Trencavel fait appel à des gens de Béziers
pour aller combattre du côté de Nîmes. À la suite d’une
altercation au sujet d’un cheval, un des habitants de
Béziers est insulté. À la suite de cette insulte, le vicomte
a été assassiné. Que s’est-il-passé entre l’insulte et
l’assassinat ? Je crois, en effet, que cette insulte a
conduit à l’assassinat par une suite d’enchaînements
logiques. Et je vais vous le démontrer en choisissant un
type d’injure qui aurait très bien pu avoir été faite. Pas
tout à fait au hasard, comme vous le verrez par la suite.
Imaginons un instant que le bourgeois de Béziers ait été
traité de « cocu ». Ou, plus exactement, traité comme un
cocu, c’est-à-dire promené tout nu sur un âne ou un cheval,
attaché sur le dos du cheval, en sens inverse, sous les
quolibets de la foule. Il s’agit bien là d’une insulte «
légère mais déshonorante ». En soi, l’insulte est bien
légère, mais ses conséquences peuvent être graves.
Poursuivons l’histoire. Le texte de Sabatier nous raconte
que l’évêque propose une médiation. En conséquence, il est
obligé d’interroger le chevalier ayant insulté le bourgeois
en lui demandant les raisons de cet acte inqualifiable. Soit
le chevalier répond en disant que le mot de « cocu » est le
premier mot, qui, dans son énervement, lui est venu à
l’esprit. Et qu’il ne sait rien des mésaventures conjugales
du bourgeois. Dans ce cas, l’affaire s’arrête tout de suite
moyennant quelques dédommagements. Soit il insiste en disant
: « Je l’ai traité de cocu parce qu’il est vraiment cocu.
J’ai vu sa femme en train de commettre un acte d’adultère ».
Dans ce cas, l’affaire prend beaucoup plus d’importance. Ce
qui auparavant était une insulte devient un témoignage
concernant un acte d’adultère. En conséquence, l’évêque est
obligé de procéder au jugement de cet acte d’adultère. S’il
accepte le témoignage du chevalier, alors il est obligé de
statuer sur un cas avéré d’adultère. L’hypothèse est que les
événements se sont déroulés exactement ainsi : le témoignage
de l’homme du vicomte a été accepté et l’insulte initiale
s’est transformée en un jugement pour adultère. En
conséquence, le mariage devait être invalidé et l’épouse
infidèle, répudiée. Mais elle n’a pas récupéré sa dot. Elle
ne pouvait pas récupérer sa dot. Comprenons bien ! S’il
suffisait de tromper son mari pour être enfin libre et vivre
grâce aux revenus de sa dot, alors toutes les femmes
tromperaient leur mari. Comme le mariage avait été annulé,
le mari ne pouvait pas, non plus, récupérer la dot de sa
femme. En conséquence, cette dot devait revenir à ses
parents s’ils vivaient encore. Sinon, cette dot, qui ne
pouvait être rendue, tombait dans le domaine public. Mais le
domaine public en question, c’était soit l’évêque, soit le
vicomte. Gageons que la dot est tombée dans l’escarcelle du
vicomte.
Mettons-nous à la place de celui qui a été insulté ! Non
seulement il a été traité publiquement de « cocu », mais il
voit la dot de sa femme passer dans la poche du patron de
l’homme qui l’a injurié. Déjà nous sentons l’arnaque. Et
nous sentons aussi que l’évêque est complice de cette
arnaque. Pourquoi les gens de l’époque ne l’auraient-ils pas
senti eux aussi ?
L’attitude des habitants de Béziers défendant le geste
apparemment fou d’un assassin, au lieu de protéger sa
victime nous semblait, tout à l’heure, incompréhensible.
Elle apparaît à présent tout à fait réaliste. Car chacun des
habitants pouvait craindre que, par un coup-fourré analogue,
le vicomte s’empare de sa fortune.
Mais, direz-vous, tout ce que vous dites est bien beau, mais
où en est la preuve ?
Reprenons néanmoins la suite logique des événements. Donc
vers 1169, la ville a été reprise par Roger Trencavel avec
la complicité du roi d’Aragon. Puisque les principaux
protagonistes, le vicomte et ses assassins, sont morts, il
n’y a plus de raison pour conserver l’interdit sur Béziers
qui a dû être retiré assez rapidement. Par contre, les
Biterrois, soupçonnant l’évêque Bernard d’être la cause de
tous leur maux ont, en toute logique, refusé de dialoguer
avec lui. En 1182, Bernard devient archevêque de Narbonne
mais il continue à administrer le diocèse de Béziers
jusqu’en 1185. Alors même que son successeur avait été
désigné un an plus tôt. Ce successeur était Gausfred. Il
venait de Marseille et n’avait eu aucune responsabilité dans
l’affaire du meurtre de Trencavel. Les biterrois pouvaient
donc négocier avec lui. Et négocier, cela signifiait quoi ?
Cela signifiait que tous les points de désaccord devaient
être réglés. Or quel sont ces points de désaccord ?
Un des hommes du vicomte a témoigné qu’un acte d’adultère
avait été commis ! Eh bien, déclarons que, à l’avenir, ce
témoignage ne sera pas accepté. C’est l’article n°3. Et
puis, il y a le fait que précédemment tous les biens de la
femme avaient été confisqués, y compris les cadeaux que lui
avait fait son mari. Eh bien, déclarons que, à l’avenir,
même dans un cas avéré d’adultère, les cadeaux que le mari
avait fait à sa femme reviennent au mari. C’est l’article
n°4. Et ainsi de suite. En lisant l’acte de 1194, on
constate que presque tous les articles concernent
l’interdiction d’actions néfastes de la part de l’évêque ou
du vicomte dont les habitants de Béziers veulent se
prémunir. Loin d’être farfelu, cet acte est donc un condensé
des délits que le vicomte a commis ou est supposé être
capable de commettre. Ainsi, en ce qui concerne l’acte n°1,
on peut avancer que le vicomte a exigé que les habitants de
Béziers participent au paiement du mariage de chacune de ses
filles. Et s’il ne l’a pas fait, les gens l’en ont jugé
capable de le faire !
En conséquence, ce texte qui, a priori, semblait
complètement farfelu, devient au contraire fondamental et
d’un intérêt exceptionnel pour l’histoire de Béziers et de
la Croisade. Il nous fait découvrir un vicomte tout à fait
différent que celui qui nous avait été présenté jusqu’à
présent. Quand à l’évêque, il nous apparaît comme un
complice, une « âme damnée » du vicomte.
Ceci dit, il est fort possible que l’insulte première, cause
directe de l’assassinat de Trencavel, ne soit pas : « Espèce
de cocu ». Mais on ne voit pas quelle autre insulte aurait
pu entraîner un tel enchaînement de conséquences. Et, tout
compte fait, cela importe peu d’avancer que c’est ce type
d’insulte qui est cause de la mort du vicomte. L’important
est d’avoir pu démonter le scénario et montrer que par une
telle explication les enchaînements deviennent logiques. »