La collégiale de Lautenbach
Une basilique remarquable … et méconnue
La visite de la collégiale de Lautenbach commence par son
porche monumental situé sur la façade occidentale. Celle-ci
(image 1) est
majestueuse. Il ne reste qu’une tour des deux prévues à
l’origine. Cette façade est décorée d’arcatures lombardes.
D’ordinaire la présence d’arcatures lombardes est synonyme
d’ancienneté dans l’art roman. Néanmoins, le décor par «
arcatures lombardes » a eu une très longue durée de vie. La
construction des premiers modèles (au Xe siècle
?) répondait probablement à des nécessités techniques. Par
la suite ces arcatures lombardes ont été édifiées par souci
d’esthétique afin de rompre la nudité d’une façade. Les
dernières d’entre-elles doivent dater du XIIe
siècle voire du XIIIe siècle. C’est très
probablement le cas de cette façade.
Le porche monumental (image
2) s’inscrit dans cette façade. Remarquer la
différence de coloration des pierres entre ce porche et sa
partie supérieure. C’est le signe probable d’une
construction de la façade en deux étapes bien différenciées.
L’entrée est divisée en trois parties par deux piliers
formés de colonnettes cylindriques regroupées en faisceaux.
De tels faisceaux de colonnettes sont plutôt représentatifs
du XIIe siècle ou du XIIIe siècle.
L’entrée principale (image
3) est située sous le porche. Là encore on peut
constater qu’il existe deux parties bien différenciées : les
colonnes de portail (ou piédroits) en grès rose, et l’arcade
(ou archivolte) en pierre blanche. Il semblerait que les
deux réalisations aient été effectuées à des époques
différentes mais il est difficile de savoir laquelle a
précédé l’autre car les deux structures semblent décalées
entre elles.
Ce porche est surprenant : d’un côté de nombreux caractères
distinctifs montrent qu’il doit avoir été construit vers le
XIIe siècle. D’un autre côté son iconographie
fait apparaître un aspect plus archaïque. Observons en effet
l’imposte gauche du portail (image
4). On y voit des personnages aux traits
grossièrement ébauchés, aux attitudes peu naturelles. La
scène semble se dérouler ainsi de droite à gauche : une
femme portant un enfant est séduite par un homme nu (la bête
posée sur le dos de l’homme représenterait le démon
tentateur). Puis l’homme et la femme s’embrassent (adultère
?) . La scène suivante pourrait représenter la femme battue
par son mari. Il s’agit sans doute là d’une légende ayant
rapport avec le saint du lieu. Mais de quelle légende
s’agit-il ?
Par ailleurs, les vêtements de la femme et du mari
s’apparentent plus à des vêtements du premier millénaire que
du XIIe siècle. Enfin le chapiteau cylindrique
au-dessus de l’imposte est décoré de palmettes encerclées de
lianes dont le modèle se retrouve en Espagne wisigothique du
VIIe ou VIIIe siècle.
Face à ces contradictions et ces interrogations, il est
difficile de fournir une datation sur ce porche. D’autant
que, comme on vient de le voir, il est possible qu’il ait
été bâti en plusieurs étapes.
La nef de Lautenbach
La première observation que l’on peut faire en entrant dans
cette nef (image 5)
est qu’elle est plafonnée (et non voûtée comme pour les
églises romanes). Il s’agit donc d’une église charpentée
dont la nef est à trois vaisseaux, le vaisseau principal
étant plus élevé que les deux autres. C’est le plan typique
d’une basilique romaine.
L’image 6 montre
que les murs latéraux du vaisseau central sont soutenus par
des piliers en alternance cylindriques et
parallélépipédiques.
Les piliers sont proches les uns des autres. En conséquence
les arcades en plein cintre qui les surmontent ont un faible
rayon.. Ce qui assure une meilleure solidité de l’ouvrage.
Alors que les piliers à section carrée sont constitués de
gros blocs parallélépipédiques, les colonnes cylindriques
sont monolithes.
L’
image 7 représente le collatéral sud de la nef.
Il est lui aussi plafonné. On peut donc imaginer le côté sud
de la nef avec deux pentes de toit et un décrochement entre
ces deux pentes ayant permis d’ouvrir des fenêtres. On peut
vérifier ce schéma dans l'image
8.
On peut faire d’autres observations à partir de cette image 8. Tout d’abord
on constate que la portion ouest du mur du transept est à «
arcatures lombardes » alors que les murs de la nef n’ont pas
cette particularité.
On peut ensuite voir que si les murs sont dotés de 3 grandes
fenêtres, il existe sur les mêmes murs des restes de
fenêtres obturées plus petites. Et ces fenêtres sont de
mêmes dimensions que les fenêtres latérales du vaisseau
central situées au-dessus. On peut donc imaginer que les
ouvertures de la nef primitive étaient celles du dessus et
qu’il y avait la même rangée de fenêtres au dessous sur le
mur extérieur du collatéral.
On vérifie cette hypothèse dans l’image
9 qui représente la nef côté Nord. On y voit que
les 3 fenêtres du dessus sont à la verticale des arcades
alors que la grande fenêtre du dessous est décalée par
rapport à cette verticale. Dans la nef primitive il devait y
avoir, au-dessus 3 petites fenêtres semblables aux fenêtres
supérieures et à la verticale de celles-ci.
La nef présente une grande différence
avec le porche richement sculpté. Les chapiteaux sont en
effet très peu riches de détails. En fait, il n’existe que
deux formes de chapiteaux. Ceux des colonnes cylindriques et
ceux des piliers parallélépipédiques. Il faut noter que pour
chacune des deux formes les chapiteaux sont tous identiques.
Cette seule remarque permet d’affirmer que ces chapiteaux ne
sont pas romans. Car, dans l’art roman, la création
artistique se manifeste dans les chapiteaux : dans une même
église les chapiteaux sont tous différents !
Mais ce n’est pas tout. Observons les
images 10 et 11. En ce qui concerne la première,
le chapiteau est posé sur une colonne cylindrique. Mais il
existe entre le chapiteau et la colonne cylindrique une zone
très grossièrement taillée en biseau. Cette zone est
indépendante de la colonne au-dessous. Appartient-elle au
chapiteau du dessus ou en est-elle indépendante ? C’est
difficile à le savoir. Toujours est-il que la pratique de
laisser des parties simplement ébauchées est tout à fait
inhabituelle dans l’art roman. Ceci est encore plus vrai
concernant l’imposte de l’image
11 sur laquelle on repère très bien les coups de
ciseau du tailleur de pierres. En revenant à l’image
10 remarquons que la forme du chapiteau est aussi
inhabituelle. Le sculpteur de ce type de chapiteau se trouve
confronté au problème suivant : passer d’une base à plan
circulaire à un sommet à plan carré de superficie plus
grande que le disque de base. Les tailleurs romains ou
romans ont réussi cet exploit en sculptant chacune des faces
de diverse scènes ou des motifs de feuillages. Dans le cas
de Lautenbach, ce passage s’effectue en deux temps : plan
circulaire au plan octogonal , puis du plan octogonal au
plan carré.
La façade du croisillon Sud du transept (image
12) est décorée d’arcatures lombardes et de six
grandes fenêtres à un ressaut. Ce type de fenêtre fait
penser à des modèles dits « ottoniens », c’est- à-dire
construits dans les pays rhénans aux Xe ou XIe
siècle.
Le linteau de l’image
13 est manifestement en remploi. Peut-être se
trouvait-il auparavant à l’entrée ouest, à la place du
linteau actuel ?
Côté Sud, des sarcophages ont été déposés contre le mur. La
forme de ces sarcophages est caractéristique de la période
du VIe au VIIIe siècle. Il faut savoir
que la datation des sarcophages est actuellement possible
grâce aux fouilles archéologiques et aux techniques de
datation des ossements par C14 . Ces recherches sont
complexes car les sarcophages ont pu avoir été réutilisés.
Cependant, au fur et à mesure des découvertes, on finira par
trouver la datation de la première utilisation et donc la
datation de la construction du sarcophage.
La présence de sarcophages dans, ou autour d'une église est,
pour moi, très intéressante pour la datation ce celle-ci. En
effet un sarcophage est difficilement transportable. Et
donc, si tout à côté d’une église il existe un ou plusieurs
sarcophages du VIIe siècle, j’en déduis aussitôt
que l’église elle-même est du VIIe siècle. Il
s’agit là d’un raisonnement inverse de celui qui primait
auparavant : « Il existe un sarcophage du VIIe
siècle à proximité d’une église. Mais cette église a été
construite beaucoup plus tard, après l’an 1000 ». Face à un
tel type de raisonnement, celui qui doute se sent obligé de
fournir des preuves contradictoires. Preuves souvent
difficiles à trouver.
En ce qui concerne l’église de Lautenbach, constatant qu’il
existe à proximité des sarcophages du VIIe
siècle, je vous dis sans ambages, ami lecteur, que cette
église est du VIIe siècle! Et si vous n’êtes pas
d’accord avec moi, c’est à vous à me fournir des preuves que
je me trompe. Vous pouvez répondre, par exemple, que, au VIIe
siècle, les cimetières n’étaient pas à proximité des
églises. Ou bien dire qu’ il y avait bien à Lautenbach une
église au VIIe siècle mais ce n’est pas l’église
que l’on voit actuellement. Mais à chaque fois vous devrez
assortir vos réponses d’arguments convaincants. Par exemple,
si vous répondez : « Il existait bien à Lautenbach une
église au VIIe siècle. Mais ce n’est pas l’église
que l’on voit actuellement ou même une partie de celle-ci
!». Dans ce cas, vous serez confronté à une série de
questions : « Où était donc cette église aujourd’hui
disparue ? » « Quelle était sa forme ? » « Pour quelles
raisons a-t-elle disparu ? ». A de telles questions vous
pourrez certes répondre par des pirouettes du style : «
Comment voulez-vous que je le sache. ». Cependant de telles
réponses sont possibles dans le cas isolé de Lautenbach.
Mais les cas d’églises à proximité desquelles ont été
trouvés des sarcophages ne sont pas rares. Et si, à chaque
fois qu’on en rencontre, on se contente de dire : « Il
existait au VIIe siècle une église qui a disparu,
dont on ne retrouve pas des traces », on risque de montrer
un manque total d’imagination.
Le fait de poser d’emblée que l’église actuelle de
Lautenbach est du VIIe ou VIIIe
siècle, permet de lancer un débat. Le contradicteur est
obligé d’entrer dans le détail de ses réponses. Et de les
justifier.
Essai de datation
Le plan de l’image 15
est extrait du livre « Alsace
Romane » de la collection Zodiaque.
L’ouvrage est en lui-même très intéressant et nous le
conseillons à la lecture. Nous sommes cependant très
critiques vis-à-vis des estimations de datation. Ces
estimations auraient été faites à partir de la lecture de
chartes du XIIe siècle. Nous pensons que ces
chartes doivent être très imprécises et qu’il faudrait en
reprendre la lecture et la traduction. En attendant cette
relecture nous proposons les datations suivantes :
• Première partie : la nef (en noir sur le plan). Datation
de « Alsace
Romane » : 1080-1100. Notre propre estimation :
même époque que le plus ancien des sarcophages,
c’est-à-dire, l’an 650 avec un écart estimé de 150 ans.
• Deuxième partie : le transept. Datation de « Alsace
Romane » : 1130-1140. Notre propre estimation :
1020 avec un écart estimé de 60 ans.
• Troisième partie : l’ouvrage ouest (dont le porche).
Datation de « Alsace
Romane » : 1145-1155. Notre propre estimation : cet
ouvrage aurait été réalisé en deux étapes de travaux.
Première étape : 1040 avec un écart estimé de 60 ans.
Deuxième étape : 1100 avec un écart estimé de 60 ans.