Églises successives du monastère de Leyre 

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L’église San Salvador de Leyre a été étudiée d’une façon exemplaire par l’auteur de « Navarre Romane », Dom Luis-Maria de Lojendio, moine de Leyre. Il a consulté une documentation exceptionnelle sur son histoire et effectué beaucup de rapprochements avec d’autres constructions de la région. Pourtant, une simple visite de deux heures suivie de l’analyse des photographies montre que certaines de ses explications ne sont pas tout à fait convaincantes. Pour Dom Luis-Maria, comme pour la plupart des historiens de l’art roman, la barrière de l’an 1000 semble être considérée comme infranchissable. Il ne leur semble pas possible qu’il puisse subsister des monuments antérieurs à cette date. J’ignore s’ils ont formulé cette certitude, mais toute leur attitude consite à le faire. Mais s’agit-il vraiment d’une certitude ? Ne serait-ce pas plutôt une conviction ? Une conviction qui, communiquée à d’autres et non remise en question, se transforme très vite en certitude pour tous. Bien sûr, il arrive parfois des remises en question. Ainsi, pour les églises du royaume des Asturies qui en toute logique devaient être toutes postérieures à l’an mille. Mais voilà ! c’est justement dans le royaume des Asturies qu’a démarré la Reconquista au IXesiècle ! Le prestige de cet événement capital de l’Histoire d’Espagne vaut bien une entorse à la règle. Et c’est ainsi que dans le royaume des Asturies on trouve des églises antérieures à l’an 1000. Cette remarque ne signifie pas que ces églises des Asturies sont mal datées, mais plutôt qu'une datation antérieure à l’an 1000 a été admise comme possible. Et non refusée comme elle peut l’être dans d’autres régions d’Espagne.

Serai-ce le cas de Leyre ? Dom Luis-Maria nous apprend que le monastère de Leyre était déjà connu en 848 et que c’était un monastère prospère. Ce monastère s’est enrichi au fur et à mesure et a eu son âge d’or au cours du Xesiècle. Il y a eu deux consécrations : l’une en 1057, l’autre en 1098. Le monastère a fortement périclité à partie du XIIIesiècle.


Ces données historiques correspondent-elles aux données archéologiques ? Dom Luis-Maria nous apprend que l’on a retrouvé dans la partie du XIVesiècle de l’abbatiale et sous son pavement les restes d’une église primitive. Selon lui, cette église aurait été l’abbatiale du Xesiècle. Cette abbatiale aurait été détruite et on aurait construit l’église actuelle qui aurait été concacrée en 1057. Quant à la consécration de 1098, il ne sait pas très bien à quel type de bâtiment elle correspond, car il n’existe actuellement aucun bâtiment correspondant à cette datation.

Il est fort possible que cette analyse corresponde à la réalité. Elle soulève néanmoins quelques objections : si l’église ruînéé trouvée sous le pavement est bien celle du
Xesiècle, qu’est devenue l’église qui existait en 848 ? Qu’est devenu l’édifice consacré en 1098 ?

De fait, et même s’il ne le dit pas clairement, pour Dom Luis-Maria, la date de l’an 1000 est une date butoir. Des constructions précédant l’an mille, il ne resterait que des ruines. Et toutes les églises encore debout ne pourraient remonter qu’au XIesiècle, au plus. De même, il ne vient pas à son idée qu’une église ait pu être construite au
Xesiècle, mais reprise en partie au XIesiècle. L’existence de deux consécrations dont une, en 1098, qu’on ne sait attribuer, se révèle d’un grand intérêt. Tout d’abord, il faut noter que, dans la phrase précédente, il y a eu une omission : « L’existence de deux consécrations, au moins, … ». Oui, le mot, « au moins », a été oublié. Il serait pourtant normal de le dire, car les dates de consécrations d’églises ont été rarement conservées et il est fort possible qu’il y ait eu à Leyre d’autres consécrations que celles déjà signalées. L’omission du mot « au moins » est donc regrettable, car cela empêche d’imaginer qu’il ait pu y avoir d’autres consécrations dont le souvenir a été perdu. Au Moyen-Âge, les inaugurations ou les consécrations pouvaient sans doute avoir d’autres raisons que la célébration de l’achèvement d’une construction. On pouvait ainsi, à l’occasion d’une réconciliation ou d’une visite papale, consacrer un édifice non encore achevé ou une chapelle secondaire.


Sur l'image 2 du chevet de l’abbatiale, on peut aussi voir le clocher, tour carrée en arrière-plan. L’abside est flanquée de deux absidioles. On constate que, extérieurement, les absidioles ne sont pas détachées, mais qu'elles font corps avec elle. Est-ce une aberration visuelle, mais il semblerait que les murs soient légèrement bombés ? Cette observation permettrait de militer pour une ancienneté de l’édifice, car dès le premier art roman, les murs sont droits. On voit dans la partie supérieure les trois fenêtres axiales de l’abside et des deux absidioles. À la partie inférieure, ce sont les fenêtres de la crypte. Nous aurons l’occasion de reparler des deux fenêtres inférieures de l’abside principale. L’abside et les deux absidioles sont d’égale hauteur, ce qui est significatif de l’ancienneté de l’édifice. On retrouverait la même anomalie dans certaines églises du Poitou.

On voit donc derrière l’abside de l’église, le clocher carré. La fenêtre est sa seule décoration. Les chapiteaux sont de forme trapézoïdale, mais, curieusement, ils sont perpendiculaires entre eux. Remarquer les arcs légèrement outrepassés et les tailloirs.


Le portail Ouest (image 3 , puis images 4, 5 et 6) appelé « Porta Speciosa » daterait, selon le livre « Navarre Romane », du milieu du XIIesiècle. Cette datation semble correcte. La sculpture est celle de l’art roman tardif. Cependant, il convient de regarder de plus près certains détails. Ainsi, on s’aperçoit que dans les coins (images 4
et 5
), il existe un apparent désordre. Ainsi, par exemple, l’ange sonnant la trompette de l'image 5 est représenté en entier, alors qu’on ne voit que le buste de son compagnon placé presque symétriquement dans le coin supérieur gauche (image 4).


Dès l’entrée, l’intérieur (images 7 et 8) apparaît très disparate. Un néophyte trouverait cette église très laide à cause de son manque d’homogénéité. Pourtant, c’est justement ce manque d’homogénéité qui la rend particulièrement intéressante, car on est sûr d’y trouver la trace de nombreuses époques de construction. Ainsi, à l’extrême droite, on peut voir une fenêtre romane. On ne retrouve pas cette fenêtre à l’extrême gauche. Un peu plus loin, on découvre qu’il n’y a pas de continuité du mur à gauche alors qu’elle existe à droite. Cette discontinuité est en relation avec le fait que la nef que l’on voit au fond est légèrement plus large que la nef où l’on se trouve. Enfin cette nef du fond est source d’étonnement : les arcs sont légèrement outrepassés, les collatéraux sont très élevés et très étroits. L’ensemble donne une très nette impression d’archaïsme.

Commençons la visite par la première nef à quatre travées couverte d’une voûte de croisée d’ogives lancée, selon le livret explicatif, au seizième siècle (ce serait plutôt
XIVesiècle). La vue précédente nous permet de discerner, à gauche et à droite, les travées trois et quatre.


L'image 9 montre une vue des murs latéraux Sud des travées 2 et 3. Les deux fenêtres romanes appartiennent à la construction du XIIesiècle (peut être fin XIe, si c’est la partie consacrée en 1098). Les deux grandes arcades et les piliers qui les encadrent sont associés à la voûte du XIVesiècle. On voit dans la travée 3 la porte qui mène à la chapelle du Panthéon des rois de Navarre. C’est de l’autre côté de cette porte que se trouve la porte romane (image 11). D’après le livre « Navarre Romane », ce portail pourrait dater du début du XIIIe siècle. Nous ne voyons pas ce qui justifie une datation aussi tardive. La décoration serait plutôt du XIIesiècle , éventuellement fin
XIIesiècle.

Le tympan porte un chrisme. A priori, ce chrisme est contemporain du portail. Pourtant, à y regarder de près, on constate que les branches de la croix sont très effilées, semblables aux croix de procession du IXeou Xe siècle. De plus, on voit que ce tympan est tout différent de celui de Pampelune qui a la forme d’un demi-disque et qui est un vrai tympan. Celui-ci est une pièce probablement de remploi de forme trapézoïdale, sans doute retaillée dans une dalle rectangulaire ou une façade de sarcophage.

Sur l'image 10, on peut voir la travée 3 et la travée 4. La porte de la travée 3 n’est pas visible sur cette photo. Par contre, on voit que subsiste dans la travée 4 un pilier avec une colonne semi-cylindrique adossée. Cet ensemble pilier-colonne est exactement semblable à celui situé un peu plus loin. Deux hypothèses se font jour : soit ce pilier était partie intégrante de la nef orientale qui a été partiellement privée d’une travée. Soit ce pilier faisait partie d’un projet d’extension de la nef orientale. Un projet qui n’a pu jamais être achevé.


Sur l'image 8, on peut voit la nef romane qui se présente à nous comme une façade. Sur cette façade, on peut voir, plaquées contre chacun des deux piliers, des demi-colonnes supportant des chapiteaux qui eux-mêmes ne supportent rien. On voit ces demi-colonnes et chapiteaux sur les images 12, 13 et 14. L'image 20 fait apparaître de gauche à droite la succession des deux arcs doublés, et, à l’extrême droite, le chapiteau, vu sur l'image 13 ne portant aucun arc. Notre hypothèse est que cette partie romane devait être prolongée vers l’Ouest, en supprimant au fur et à mesure l’ancienne église dont les fouilles sont apparentes sur le plan de l'image 23. Il y a deux explications possibles à la présence des deux colonnes dont l’une est sur l'image 13. Soit la travée correspondante à ce départ d’arcade a été détruite. Soit la travée n’a pas été construite. Nous penchons en faveur de cette deuxième explication. En effet, si la travée avait été détruite, il resterait au moins la trace des piliers sur le plan des fouilles (image 23).


L'image 22 décrit le processus d’évolution de la nef. Ce tableau doit être soumis à une analyse critique. Sur ce tableau, le premier édifice, en bleu, est qualifié de
« mozarabe ». Que signifie le terme « mozarabe » ? Ce terme désignerait les chrétiens qui, ayant subi l’influence arabe, auraient reconstruit l’Espagne après l’occupation arabe. En conséquence, la qualification de « mozarabe » permettrait, selon ce panneau, de dater l’église. Une datation qui serait postérieure à l’an 800. Tout cela est très bien. Cependant, on est en droit d’émettre des objections. Qu’est-ce qui permet d’affirmer que ces restes d’églises sont postérieurs à l’an 800 ? A-t-on des raisons scientifiques (Analyses au C14 ou par dendrochronologie) d’avancer une telle affirmation ? Ou bien cette affirmation ne viendrait-elle pas de la conviction personnelle d’un chercheur qui l’a transmise à d’autres chercheurs? En tout cas, il y a une objection de taille : le plan de l’édifice nous montre un édifice à chevet plat encadré par deux absidioles circulaires. Or ce plan ne correspond pas à celui de l'image 23.

La deuxième construction indiquée sur ce plan est celle de la nef orientale (en noir). La légende est « Romanico Ie Etapa ».. Très probablement, cette construction est antérieure au XIesiècle, ce que sous-entendait la légende « Romanico Ie Etapa ».

Le troisième plan de la Chronologie avec l’indication d’une « reconstitución » semble très peu probable, comme nous l’avons sous-entendu plus haut. Par contre, il est très possible que les deux premiers édifices aient subsisté ensemble durant un certain temps. Il est même possible qu’ils aient fusionné en un seul édifice, grâce à la destruction du chevet de l’église « mozarabe » qui les séparait. On aurait obtenu une surprenante nef coudée. En fait pas si surprenante que cela. Il n’est pas rare de trouver en France de telles nefs formées de deux parties orientées de façons différentes.


La crypte de Leyre surprend par sa disposition. Elle est formée de quatre vaisseaux de quatre travées. Chacun des vaisseaux est terminé par une absidiole. Les absidioles du milieu sont en fait des demi-absides.

Sur les images 25 et 26, il apparaît que le arcs doubleaux à double révolution sont très développés. Peut être trop développés. Il en est de même pour les massifs chapiteaux des images suivantes de 27 à 33, à la fois trop gros et trop bas. C’est sans doute ce qui fait le charme de cette crypte. Nous verrons plus loin que ce charme n’est probablement que la conséquence d’un bricolage intempestif.


On peut voir sur les images de 27 à 33 quelques un de ces chapiteaux. Ils sont fortement dépareillés : certains sont simplement épannelés. D’autres, par leurs formes de volutes, sont semblables à ceux de la nef supérieure. D’autres encore se détachent de tout modèle existant. Il y en a qui ont deux tailloirs. (plus exactement, un tailloir intégré au chapiteau et un tailloir distinct). Leur forme est, en général très simple : un carré au dessus et un cercle au-dessous. Ce qui est étonnant, c’est que les dimensions du carré sont nettement plus grandes que le cercle. Le cercle en question a un diamètre à peine plus grand que celui des colonnes supportant les chapiteaux. Toutes ces colonnes semblent avoir à peu près le même diamètre. Par contre, leurs hauteurs sont différentes.


Un au moins des piliers est différent des autres c’est celui de l'image 34. En fait, il ressemble à un pilier de la nef. En fait, si l’on observe les plans respectifs de l’église et de la crypte (images 23 et 24), ce pilier se situe dans le prolongement d’un pilier de la nef.

Les deux chapiteaux des images 35 et 36 sont les seuls de dimension modeste. Celui de l'image 35 ressemblant à un tambour, n’a pas d’équivalent connu. Par contre, celui de l'image 36 ressemble à certains de la nef supérieure.


Les plans de la nef supérieure limitée aux deux premières travées et de la crypte (images 23 et 24) font apparaître une anomalie de Leyre, anomalie qui semble évidente et qui pourtant n’est évoquée dans aucune des descriptions de Leyre : les deux plans sont identiques ! Ou si l’on préfère, les édifices sont superposables ! De là à penser que les édifices sont superposés. .. !!! Superposés ? on le savait ! oui, mais dans ce cas, cela signifierait que les murs de la nef sont les prolongements des murs de la crypte. Et de même pour les piliers.


Mais alors comment se fait-il que la basilique supérieure soit à trois nefs alors que la crypte est à quatre nefs ? Le plan de l'image 39 va nous permettre de le comprendre. Les colonnes supportant les chapiteaux ont été peintes en bleu, de même que les arcades reliant les voûtes. On constate que les trois bandes en bleu permettent de partager la crypte en quatre parties parallèles. Primitivement, il y avait bien, comme sur le plan de l'image 23, trois vaisseaux, mais on a décidé de partager le vaisseau du milieu en deux parties. Et, comme ce mur intermédiaire bouchait une fenêtre, on en a ouvert deux symétriques pour éclairer chacune des deux parties. De plus, il y avait primitivement, outre l’abside et les deux absidioles, deux travées. On a décidé d’en faire quatre en partageant chacune des deux précédentes en deux. En conséquence, ce qu’on croyait être un trait de génie ne serait en fait qu’un bricolage maladroit. L’idée est qu’il y avait primitivement un édifice de très grande hauteur. Peur être cet édifice avait-il plusieurs étages séparés par des planchers ? C’est peu probable. Mais toujours est-il qu’on a décidé de créer un étage inférieur voûté. Si les voûtes avaient été créées entre les piliers primitifs, elles auraient été trop hautes et on n’aurait pas eu assez de hauteur pour l’étage supérieur. C’est pour cela qu’on a ajouté ces colonnes et ces chapiteaux afin de créer une voûte de hauteur réduite. C’est aussi pour cela que colonnes et chapiteaux sont très bas.


Datation : Quelle pourrait être la datation de chacun des éléments de cet ensemble monastique ? L’édifice trouvé au cours des fouilles pourrait être la partie la plus ancienne. Il pourrait être antérieur à l’occupation musulmane. De là à penser qu’il pourrait être wisigothique, il n’y a qu’un tout petit pas ... que nous ne franchirons pas. En effet, il est possible que les wisigoths n’aient pas été les seuls occupants de la péninsule. Certains peuples ont dû survivre à la chute de l’Empire Romain : les Gaulois en Galice, les Basques en Navarre, les Wisigoths en Aragon. Mais aussi des Romains, des Ibéro-Celtes, des Suèves. Tous ces peuples pouvaient être imbriqués comme actuellement les populations de Macédoine ou du Liban. Nous pensons que ce premier édifice, qui selon le plan de fouilles était composé d’une nef à trois vaisseaux avec un probable baptistère, devait plus être d’inspiration romaine que wisigothe.

La deuxième partie qui correspond à la nef orientale (en noir sur les plans), principal objet de l’étude, possède les caractéristiques suivantes : nef à trois vaisseaux voûtés installés sur des piliers cruciformes (nous disons plutôt : de type R1111). Ces piliers portent des arcs doubles. Les voûtes sont en plein cintre sur doubleaux. Tous ces éléments sont caractéristiques d’un premier art roman inventé selon nous peu avant l’an 1000. C’est vers la même époque qu’aurait été inventées certaines cryptes par création d’un martyrium : une sorte de mezzanine placée dans le chœur de l’église, le séparant en deux : au-dessus, était installé l’autel principal pour la célébration du culte. Et au-dessous, était installé le corps du saint avec là encore un autel pour célébrer le culte de ce saint. La construction de cette mezzanine devenue l’actuelle crypte a dû utiliser les colonnes et chapiteaux de l’église préexistante. Elle a dû suivre de peu la construction.


Propositions de datation :

Église détruite découverte lors des fouilles : an 500 avec un écart de 150 ans.

Église nouvelle : an 950 avec un écart de 100 ans.

Crypte : an 1000 avec un écart de 100 ans.